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causa dans toute l’Angleterre une profonde émotion, bientôt suivie de récriminations auxquelles le ministère crut devoir répondre par la publication de sa correspondance avec lord Stratford de Redcliffe, le colonel Williams et les officiers qui dirigèrent la défense de la place. Cette correspondance nous initie aux moindres détails de l’organisation militaire des armées turques, et par là même nous permet de remonter aux causes premières des désastres qu’elles essuyèrent en Asie. Les armées sont en tout pays ce que les font les institutions qui les régissent. Or, nous le savons maintenant par des témoignages irrécusables, les institutions politiques et militaires de l’empire ottoman sont profondément viciées par la corruption générale des mœurs ; la société tout entière est arrivée à son dernier terme de décomposition. Cette fois, pour nous, le voile se déchire, et la Turquie nous apparaît dans toute sa misère et sa décrépitude.


Ce fut vers le milieu de l’année 1854 que lord Clarendon, alarmé des nouvelles qu’il recevait d’Asie, se résolut à envoyer à Kars le colonel d’artillerie Williams. Les instructions de cet officier lui prescrivaient de rendre compte à son gouvernement de la situation des Turcs et de s’efforcer en même temps de mettre un terme aux désordres de tout genre qui, s’il fallait en croire les renseignemens transmis dès lors par l’ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, menaçaient d’anéantir en Asie non-seulement l’armée, mais la domination même du sultan. Ces renseignemens n’étaient que trop exacts. Au moment où le colonel arrivait à sa destination, l’armée de Kars n’existait plus que de nom ; l’incurie du gouvernement, l’ignorance barbare et l’impudente rapacité des généraux, l’inconduite, l’ivrognerie, l’ignominieuse lâcheté des officiers avaient été pour elle la source d’une longue suite de désastres. Tous les services étaient désorganisés, les magasins épuisés, les caisses vides, le pays ravagé. Les soldats, livrés à la plus affreuse misère, désertaient par milliers ; Kars allait se trouver sans défenseurs. Cette importante position une fois tombée entre les mains des Russes, l’Asie-Mineure, dénuée de tout moyen de résistance, leur était ouverte jusqu’aux rives du Bosphore. Les Turcs le savaient, mais l’effort suprême qu’ils avaient dû faire pour entreprendre la guerre contre la Russie les avait complètement épuisés ; les rouages du gouvernement, qui fonctionnaient encore, tant bien que mal en temps de paix, s’étaient brusquement arrêtés ; la nation tout entière était tombée dans un état de torpeur voisin de l’anéantissement.

Si dans un moment aussi critique la Turquie s’abandonnait elle-même, l’Angleterre était là qui veillait pour elle. Cette fidèle alliée en ce moment ne pouvait lui venir matériellement en aide, mais