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des gorges d’Ellidara, lui donnent pied en Arménie. Enfin les provinces d’Érivan et de Nachdjevan, après de longues vicissitudes, sont également tombées au pouvoir de la Russie. Les Russes se trouvent ainsi maîtres des défilés de l’Ararat, ils peuvent descendre sur Bajazid et, par la route de Perse, gagner en quelques marches Erzeroum ; mais ces provinces, séparées de la Géorgie par les âpres montagnes qui entourent le lac de Zevanga, ne leur offrant pas une base d’opérations assez large, la route directe de Tiflis à Erzeroum est encore la grande ligne stratégique que les Russes doivent suivre pour arriver à la conquête de l’Anatolie, et cette route leur est interdite par la position de Kars. En un mot, Kars est pour la Turquie d’Asie ce qu’est Choumla pour la Turquie d’Europe.

Aux premiers indices d’une guerre avec la Russie, la Porte avait dirigé sur cette ville les troupes qu’elle destinait à la défense de ses frontières d’Asie ; elle en avait donné le commandement au mouchir Abdi-Pacha. Ce personnage appartenait, en Turquie, à la nouvelle école ; il avait fait ses études militaires en Allemagne, et jouissait, à ce titre, d’une réputation de savoir et de capacité que nul ne s’avisait de contester à Constantinople. Le ferik Sélim-Pacha occupait avec un autre corps d’armée Bathoum et le littoral de la Mer-Noire.

Les Turcs prirent, de ce côté, l’initiative des hostilités. Dans la nuit du 31 octobre 1853, ils franchirent le Tchorok et enlevèrent un petit poste avancé, décoré pompeusement du nom de fort Saint-Nicolas. Le mouchir pénétra en même temps dans les provinces arméniennes soumises à la Russie ; il les ravagea sans rencontrer la moindre résistance de la part de l’ennemi. L’armée du Caucase était encore dans ses cantonnemens. Loin de se disposer à envahir le territoire ottoman, elle n’était pas même en mesure de repousser l’agression des Turcs. Ce n’est pas là le fait le moins curieux de cette campagne, et nous ne saurions en trouver l’explication que dans la politique suivie par l’empereur Nicolas lors de ses démêlés avec la Porte. Ce prince venait de se décider à occuper les provinces danubiennes. Intervertissant l’ordre naturel des idées, il jetait ainsi le poids de ses armées dans la balance, et considérait cette mesure comme un terme moyen qui seconderait ses négociations sans mener à la guerre. Il se trouva donc pris au dépourvu du côté de l’Asie. Des renforts y furent envoyés en toute hâte, mais en attendant l’armée russe se trouva réduite à l’inaction. La jactance des Turcs s’en accrut naturellement. Après un engagement fort insignifiant près de Bayandir, le mouchir annonça officiellement à son gouvernement qu’il avait taillé en pièces les ennemis, et qu’il se disposait à leur enlever les places de Goumry et d’Achaltziche, où ils étaient venus chercher un refuge.