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du pays. » A l’image des grands dignitaires de la capitale, les fonctionnaires des provinces passaient leur temps à voler, à intriguer, à se dénoncer réciproquement. Le defterdar[1] Djazim-Pacha était un voleur ; le gouverneur de Kars, Sirri-Pacha, était encore un voleur : il s’entendait avec le munitionnaire Kosma, qui naturellement était aussi un voleur. Le gouverneur-général d’Erzeroum avait les mains plus nettes ; mais il était âgé, infirme, hors d’état de se livrer à un travail soutenu, et cependant, comme les autres, il était livré à la dissipation, tout occupé de ses plaisirs, il laissait chacun voler autour de lui. Kérim-Pacha, le réis de l’armée, était un brave soldat et montrait de la bonne volonté pour rétablir la discipline ; mais il n’était pas sans avoir de graves reproches à se faire. Des malversations nouvelles se découvraient à chaque instant. Un jour, c’est le réis du medjlis[2] et son trésorier qui se font arrêter pour détournemens s’élevant à 300,000 piastres. Un autre jour, c’est le liva Achmet-Pacha qui, de connivence avec les colonels Ethem-Bey et Moustafa-Bey, a laissé périr de faim et de misère les troupes placées sous ses ordres dans les cantonnemens d’Olty et de Bardez.


« Les quatre bataillons, écrit l’aide-de-camp du colonel Williams, le lieutenant Teesdale, sont réduits à 1,115 hommes ; le reste est mort ou malade. Entassés dans des demeures sombres et humides, couchés sur de la paille que personne ne songe à changer, privés de bois, de viande, de riz, couverts de vermine, à ce point qu’il est impossible de les approcher, ces malheureux soldats succombent journellement aux ravages du typhus. »

« — Les autorités turques, écrit le baron de Schwartzembourg, commandant le corps de cavalerie détaché à Toprak-Kalé, laissent mes hommes mourir de faim ; elles ont mis à leur profit un droit sur le riz qui nous vient de Perse, et arrêtent ainsi l’importation d’une denrée indispensable à la garnison de Kars. »


Les autres témoignages recueillis dans les correspondances officielles sont de tous points semblables.


« J’ai l’honneur d’appeler votre attention, écrit le docteur Sandwith, sur la qualité des médicamens qui nous sont envoyés par la pharmacie centrale de Constantinople. Le sieur Della-Souda n’a évidemment d’autre but que de se débarrasser de son fonds de magasin. Outre les instrumens de chirurgie endommagés, abandonnés depuis longtemps par la pratique, ou destinés à la chirurgie des femmes, nous avons reçu une quantité de substances, les unes gâtées, les autres inutiles, de l’eau de Cologne, jusqu’à des pots de pommade. Le sieur Della-Souda gagne ainsi tous les ans des sommes énormes, qu’il partage notoirement avec le ministre de la guerre, Riza-Pacha. Le service des hôpitaux se fait de la manière la plus déplorable ; les pharmaciens, après la bataille de Kourouk-Déré, ont volé tous les médicamens

  1. Receveur-général des finances.
  2. Conseil de l’intendance attaché à chaque armée.