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encore les murs extérieurs, m’apparut, de ce lieu austère, comme une sorte de couvent qui me fit songer aux grandeurs moroses de l’Escurial. De hautes murailles, offrant une sombre et imposante nudité, étaient percées par des fenêtres garnies de petits carreaux rappelant le treillage des casques. On se sentait regardé par ce morne palais d’un regard de fantôme. Les allées où s’imprimaient nos pas étaient hantées par les mêmes esprits que la salle d’armes ; le passé nous y poursuivait d’un œil semblable à ces yeux qui, du fond des vieux cadres, jettent parfois des troubles si bizarres dans nos cœurs. Le maréchal se reposa sur un banc, je pris place à ses côtés, et nos pensées se mirent, dans le monde invisible, à parcourir les mêmes sentiers. Nous jouissions d’une halte rapide dans une course sans trêve à travers des sites imprévus et vers des faits ignorés. Le maréchal retrouva tout à coup dans sa mémoire l’apologue de Cynéas à Pyrrhus, qu’il me récita en souriant. Le repos devient pour les âmes guerrières une sorte d’idéal, mais un idéal que l’on tremble de rencontrer, et que l’on se plaît à reléguer dans les clartés indécises d’un jour lointain. Aurions-nous voulu contre ces clartés changer la lumière ardente et les senteurs orageuses que les jours prochains répandaient pour nous sous ces grands arbres ? Assurément je ne le crois pas. Du reste, notre entretien dura peu ; le maréchal fut obligé de regagner bientôt la royale demeure, où il devait reprendre le faix qu’il avait un instant déposé. Ceux qui, dans le drame de la vie, sont chargés des rôles importans n’ont que de bien rares et bien courts momens pour soulever le masque fixé sur leurs traits par la main même des destinées, et rafraîchir leur visage découvert au souffle des régions éternelles. Le privilège des hommes obscurs, c’est le commerce perpétuel qu’il leur est permis d’entretenir avec ces hautes puissances de l’âme qu’on appelle les rêveries. Ces puissances m’ont parlé avec une éloquence particulière dans le jardin de Turin, et voilà pourquoi ce jardin occupe presque autant de place qu’un champ de bataille à travers des récits que ne dictent ni la renommée ni la science, mais que murmurent simplement à voix basse le libre génie de nos songes et la fée capricieuse de nos souvenirs.


II

Le 3 mai, le maréchal Canrobert alla se jeter dans Alexandrie. Les Autrichiens, depuis plusieurs jours, se préparaient au passage du Pô. Nous le savions. Une audacieuse inspiration chez le général qui les commandait pouvait, aux débuts de la guerre, nous créer de graves embarras. Le troisième et le quatrième corps étaient loin