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poussière dont elles semblent prendre plaisir à nous poudrer avec la malice acharnée que les masques du Corso mettent à enfariner les promeneurs. Le chemin s’allonge entre des prairies d’un vert éclatant, bordées d’arbres aux tailles élégantes et sveltes, et sur ce chemin tout semble en fête ; les soldats entonnent leurs chansons de route ; les bagages offrent ce bizarre entassement d’objets qui est la partie fantasque des armées. Dans cette charrette s’entrechoquent des bidons et des gamelles ; cette petite voiture, peinte de vives couleurs, qui rappelle par sa forme les chars où les élixirs merveilleux se promènent dans nos campagnes, est conduite par une cantinière. Ces bagages dont s’amusent mes yeux, le moment va bientôt venir où je les maudirai de toutes les forces de mon âme. La colonne, qui marchait lentement et d’un pas sans cesse interrompu, s’était arrêtée. Le maréchal Canrobert venait d’entrer dans un champ où il avait mis pied à terre, quand une de ces sourdes vibrations qui annoncent quelque part le jeu puissant d’une force électrique parvint subitement jusqu’à nous. Les hommes juchés sur les voitures tournaient leurs regards dans la direction de San-Martino. Là, disait-on, tourbillonnait un épais nuage. Était-ce de la poussière ? était-ce de la fumée ? C’est ce que l’on ignorait. Quelques oreilles qui s’approchaient du sol croyaient entendre le bruit du canon. Chacun sait à quels caprices de l’air ce bruit formidable est soumis. Quelquefois des vents complaisans vous l’apportent à travers d’énormes distances, clair, distinct, sonore, dans toute l’imposante plénitude qu’il possède au sortir des bouches cuivrées dont il s’envole. Quelquefois au contraire, quand vous en êtes séparé à peine, l’atmosphère ne vous le transmet qu’à l’état de son latent et confus. C’est ce qui arrivait en ce moment.

Sous l’influence pourtant du frémissement qui agite la troupe, des rumeurs qui parcourent la colonne, le maréchal Canrobert fait monter à cheval un capitaine piémontais attaché à son état-major, le comte Vimercati. Il prescrit à cet officier d’aller trouver l’empereur et de prendre ses ordres. Le capitaine Vimercati part au galop malgré tous les obstacles dont la route est embarrassée, et accomplit sa mission avec une célérité prodigieuse. Il revient nous annoncer que, depuis plusieurs heures, l’empereur soutient avec la garde une lutte gigantesque contre un ennemi nombreux, acharné, résolu à jouer dans une grande bataille le sort de la Lombardie. L’ordre de l’empereur est que le troisième corps se rende le plus promptement possible sur le théâtre du combat. Un officier de l’état-major impérial vient confirmer les paroles du comte Vimercati. On peut s’imaginer l’effet que de semblables nouvelles produisent sur l’âme du maréchal Canrobert.

La division Renault formait ce jour-là notre tête de colonne, et,