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qu’à côté de son tronc desséché on avait commencé à bâtir une espèce d’auberge. Les voyageurs n’ont plus à craindre de mourir de soif sur cette plage brûlante : c’est là un incontestable progrès de la civilisation grenadine.

Au-delà s’étend la vaste lagune de Camarones, qui communique avec la mer par le chenal de Navio-Quebrado (Navire-Brisé) ; quelquefois les sables obstruent complètement cette ouverture, et l’on peut y passer à pied sec, mais le plus souvent c’est un fleuve rapide coulant alternativement de la mer vers la lagune ou de la lagune vers la mer. Il en était ainsi lors de notre voyage. Franchir ce courant eût été impossible à cause de la force des vagues et du sable mobile de la barre, qui se creuse et s’affaisse sous les pas. Il nous fallut remonter au loin jusque dans l’intérieur de la lagune et passer à gué un banc de récifs jaunâtres que nous apercevions vaguement à travers l’eau. Notre passage fut un vrai désastre ; l’âne s’embourba, les ballots s’en allèrent flottant à la dérive, et nous fûmes obligés de nous jeter à l’eau pour les repêcher. Trempés, déchirés, les pieds tout meurtris par les arêtes aiguës des récifs, nous atteignîmes enfin l’autre rive avec notre malheureux baudet et nos deux caniches aussi humiliés que nous. Luisito avait perdu ses deux pistolets et moi une paire de chaussures : il me fallait continuer ma route en sandales. Nous espérions au moins passer agréablement la nuit et nous reposer de nos fatigues de la journée au rancho de Punta-Caricari, situé sur un promontoire à l’extrémité d’une vaste savane environnée de lagunes ; mais nous avions compté sans les moustiques et les pitos, gros scarabées qui se promènent sur les dormeurs et les mordent jusqu’au sang. La nuit tout entière s’écoula en tentatives de sommeil avortées et en promenades sur le bord de la mer, entreprises dans le vain espoir de trouver une petite crique non infestée de maringouins. En outre, l’odeur pestilentielle de quelques cadavres de bœufs, à demi dévorés par les aigles caricaris, nous poursuivait partout, et nous craignions que cette odeur n’attirât des pumas ou leones qui visitent assez fréquemment le rancho de Caricari.

Quelle joie quand la matinée s’annonça, fraîche et délicieuse comme elle l’est toujours dans les régions tropicales ! Les arbres, les dunes, les horizons se dégagèrent graduellement de la demi-obscurité qui les enveloppait ; le soleil, apparaissant au-dessus des forêts lointaines, sema tout à coup sur les flots des myriades d’étincelles et dora le pourtour de l’horizon. Nous doublions le promontoire de Punta-Tapias ; à chaque pas se dévoilait du côté de l’ouest un nouveau détail de l’admirable panorama des montagnes. La chaîne de la Sierra-Nevada, dont nous n’avions aperçu la veille que