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destin m’a enserré. Là les obscurs détails qui ont occupé mes regards, je les rendrai ou tâcherai de les rendre. Quant aux grands traits, aux vastes horizons du tableau, je les montrerai tels qu’ils me sont apparus dans les éclaircies du terrain couvert où tournait mon cheval et de la fumée brûlante qui m’entourait.

Nous marchions sur Medole, où nous devions coucher. À quelque distance de ce village est une petite ville appelée Castel-Goffredo, entourée d’une vieille muraille. Nous trouvons les portes de cette petite ville barricadées, et des paysans nous disent qu’un parti ennemi s’y est retranché. Castel-Goffredo était seulement occupé par un détachement de hulans qui furent sabrés par l’escorte du maréchal Canrobert ; mais malgré la rapidité que mirent nos hussards à s’acquitter de cette besogne, cet incident retarda un peu notre marche, et tout retard en ce moment devait irriter le commandant du troisième corps, impatient d’arriver sur les lieux où se faisait entendre le canon. Pour prendre une part plus prompte à l’action, le maréchal Canrobert se jette dans des chemins de traverse, et vers neuf heures et demie du matin il pénètre dans Medole avec les premiers bataillons de la division Renault, qui formait sa tête de colonne. Un soleil ardent tombait sur la place de l’église, où pendant une courte halte je promenai mon regard autour de moi. L’ombre de nos chevaux se dessinait sur les grandes flaques de lumière que formait ce soleil en inondant une terre blanchâtre. Dans cette éclatante clarté, le village avait un aspect lugubre ; toutes les maisons étaient closes, sauf une vaste maison transformée déjà en ambulance. Au coin de la première rue où je m’avançai, j’aperçus le cadavre d’un Autrichien. Les lieux à cette heure n’étaient animés que par la terrible vie des combats. Il n’y avait debout sous ce ciel d’été que des hommes prêts à mourir.

Le maréchal Canrobert prit une route à sa droite, où quelques projectiles commençaient à siffler. Cette route plate et bordée d’arbres ne me permettait de rien voir ; mais au bruit croissant dont nous étions entourés, je sentais que nous entrions dans des espaces où se choquaient des flots humains, que nous pénétrions dans le lit d’une grande bataille. Depuis plusieurs heures en effet, l’armée presque tout entière était aux prises avec l’ennemi, et le quatrième corps soutenait en avant de Medole une lutte opiniâtre contre des forces supérieures aux siennes. Le maréchal Canrobert veut prêter son appui au général Niel, le commandant de ce corps ; mais il n’a en ce moment avec lui que sa tête de colonne : le gros de ses troupes est engagé encore dans les routes étroites que le bruit du canon leur fait parcourir au pas redoublé. Cependant le chef du troisième corps n’hésite pas et fait marcher, sous, les ordres du général Jeannin, les bataillons dont il dispose. Le maréchal Canrobert était auprès d’un