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des siècles, les crocodiles sont redoutables dans certaines rivières, tandis que dans beaucoup d’autres ils sont comparativement inoffensifs et ne s’attaquent jamais à l’homme ; bien des voyageurs qui traversent sans crainte le Perevere ou tel autre cours d’eau de la contrée n’osent jamais franchir l’Enea, dont les crocodiles sont accusés d’anthropophagie. D’où provient cette voracité particulière qui distingue les alligators de l’Enea ? Est-ce qu’ils se trouvent là dans un milieu plus favorable qu’ailleurs, et ces terribles mangeurs y atteignent-ils des dimensions plus formidables que dans les autres rivières ? ou bien les eaux et les rives sont-elles plus dépeuplées, de sorte que les crocodiles sont poussés par la faim à se jeter sur toute espèce de proie ? Les raies électriques qui fréquentent l’embouchure de l’Enea sont peut-être plus dangereuses encore, car leur premier attouchement suffit pour étourdir. Ces terribles animaux ont presque entièrement fait abandonner la pêche des perles dans la baie de Panama : en l’année 1854, dix-sept nègres pêcheurs de cette ville ont été tués dans l’eau par les décharges soudaines des raies électriques.

Nous avancions avec une certaine crainte : déjà, en suivant la levée de sable qui sépare de la mer la première des deux embouchures de l’Enea, nous avions remarqué de larges sillons creusés par le ventre d’un crocodile, et bien que ces animaux ne fréquentent d’ordinaire que les eaux saumâtres, nous en avions aperçu trois nageant dans la mer, semblables à des troncs d’arbres noueux. Cependant nous devions passer sur les barres des deux embouchures qui dessinaient à notre droite leur double ligne convexe de brisans. D’abord il fallut décharger le baudet, le pousser à travers l’eau et l’écume jusqu’à l’île de sable située au milieu du delta, puis revenir chacun deux fois pour nous charger des ballots et prendre les deux chiens, qu’épouvantait le tumulte des flots. Arrivés sains et saufs dans l’île avec animaux et marchandises, il nous restait à traverser le second et principal bras du fleuve. Il avait près de 200 mètres de large, mais nulle part l’eau ne dépassait nos aisselles, de sorte qu’il nous fut toujours facile de fendre l’eau avec nos machetes et d’effrayer ainsi les animaux qui s’approchaient de nous trop curieusement. Nous atteignîmes enfin l’autre rive sans encombre ; mais quelques minutés après, au passage d’un petit marigot où nous avions cru inutile de nous mettre sur la défensive, l’un de nos deux chiens fut tout à coup happé par un crocodile, poussa un faible cri, et disparut sous l’eau avec son ravisseur.

Au-delà de l’Enea, il fallut encore traverser plusieurs ruisseaux ou affluens temporaires de marécages n’offrant pour nous d’autre désagrément que celui de rouler une eau corrompue. Chose curieuse, et qui prouve combien tout dans la nature obéit à des lois immuables,