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dans une vérité sans confusion, demeureront à jamais comme la condamnation de l’œuvre impossible à laquelle furent immolées de sang-froid et la destinée d’un grand pays et celle d’un grand homme, condamnation d’autant plus irrévocable que, dans le cours de ce récit funèbre et jusqu’à l’heure du dénoûment, l’historien semble partagé entre son horreur pour tant de scènes sinistres et sa sympathie pour l’être prodigieux dont il blâme sévèrement toutes les fautes, en cherchant dans les entraînemens de son génie des excuses que je ne saurais admettre, et que j’ai parfois peine à comprendre.

Comme l’établit M. Thiers, l’empereur Napoléon ne trouva jamais plus de ressources dans sa puissance de calcul et sa lucide impassibilité que durant cette lutte d’une année contre le malheur, le seul adversaire dont il n’eût pas encore triomphé ; mais dès le début de cette épreuve on voit à nu tous les rouages de la grande machine, et l’on pénètre jusque dans les dernières profondeurs de la catastrophe finale qui se prépare. En se montrant calme et comme supérieur au coup qui l’a frappé, l’empereur ne fait oublier à personne qu’il a cherché sa ruine et qu’il en est seul responsable. Il trouve en France l’isolement, qui a été la loi fatale de l’empire, et qui a causé sa perte en Europe.

En comptant sur l’héroïsme de l’adolescence pour suppléer à la vigueur de l’âge, Napoléon fait sortir sans doute une nouvelle armée de la terre dont il aspire depuis si longtemps la substance. À la tête d’enfans magnétisés par l’éclair de son regard, il retrouve en Saxe les fécondes inspirations de ses meilleures journées, et dans cette campagne de 1813, où il lutte à un contre quatre en présence de défections accomplies et sous le coup d’autres défections imminentes, l’empereur peut encore balancer la fortune. Enfin le succès est pour les ennemis de Napoléon chose si nouvelle et si imprévue, que si l’infatuation de cette puissante intelligence n’avait pris le caractère d’une sorte de monomanie, il aurait été en mesure, en consentant à des concessions secondaires, de conserver à Prague le cadre presque complet du grand empire, de telle sorte qu’après un désastre sans égal, il eût laissé la France quatre fois plus puissante encore que sous Louis XIV, selon le mot du grand ministre autrichien qui s’efforça vainement d’arracher Napoléon à l’obsession de sa déplorable pensée.

Mais les ressources militaires par lesquelles l’empereur releva pour quelques momens sa fortune ne sortaient plus spontanément des entrailles du pays : c’était le fruit précoce et forcé de la serre administrative, le résultat du mécanisme qui, depuis quelques années, formait l’objet presque exclusif des préoccupations impériales