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marécages, les eaux descendues de la montagne s’accumulent dans ces réservoirs et les transforment en bourbiers infects, habitables seulement pour les crocodiles et d’autres reptiles hideux. C’était justement dans la saison des sécheresses que nous avions entrepris notre voyage. Le Pantano, tout fumant de miasmes, étendait au loin sa nappe d’eau limoneuse. Une ouverture ménagée entre les joncs nous indiquait l’endroit où passait le sentier, et malgré le dégoût que nous inspirait l’aspect de ce marais, il fallait bien essayer de traverser le liquide tiède et visqueux, dans lequel notre imagination se représentait d’innombrables reptiles. À mesure que nous avancions, le fond devenait plus vaseux, chacun de nos pas soulevait des bouffées d’odeurs pestilentielles qui nous saisissaient à la gorge, et bientôt nous nous trouvâmes plongés jusqu’aux épaules dans une espèce de lagune fétide, marchant dans une vase qui s’affaissait graduellement sous nos pieds et pouvant à peine soulever nos vêtemens au-dessus de la surface de l’eau. Devant nous, la lagune élargissait encore sa nappe dormante entre des massifs infranchissables de roseaux, sur lesquels de grands arbres sans feuilles projetaient de longues branches semblables à des bras de gibet ; tout signe indiquant l’existence d’un sentier avait disparu, et nous ne pouvions plus faire un pas qu’en nous confiant au hasard. Heureusement notre âne, resté derrière nous et flairant l’espace avec épouvante, refusait d’avancer ; il nous fallut donc rebrousser chemin et retourner jusqu’à la plage à travers le marécage. Le propriétaire de la cabane du Pantano, vieillard aveugle et lépreux, ne pouvait nous accompagner ; mais en échange de notre baudet il consentit à nous prêter un bœuf qui avait déjà fait plusieurs fois le voyage de la sierra, et qui pouvait être pour nous un excellent guide. En effet, arrivé au milieu du marécage, cet animal obliqua tout à coup à droite, passa entre deux haies de joncs où nous n’avions aperçu aucune issue et nous guida enfin sur une pointe de terre ferme bordée de chaque côté par une baie profonde.

On marche pendant une heure environ pour traverser la plaine marécageuse qui s’étend circulairement au pied de la sierra ; un air plus frais et moins humide, le murmure des eaux courantes, le chant des oiseaux, la beauté luxuriante de la végétation, annoncent tout à coup le changement de zone. Au-dessus de nos têtes s’entre-croisaient les cimes panachées des palmiers rattachés l’un à l’autre par un système inextricable de lianes ; des pandanus jaillissaient comme des fusées de verdure du fouillis des branches et des feuilles ; d’innombrables orchidées s’attachant aux rameaux par mille griffes épanouissaient autour de nous leurs fleurs étranges ; quelques arbres tombés de vieillesse disparaissaient sous un réseau de feuilles et de