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et enfin nous atteignîmes l’autre rive, presque épuisés, et non sans avoir perdu une partie de notre bagage. Pour ma part, j’avais vu disparaître mes sandales, et j’étais obligé de continuer ma route pieds nus ; mais cette perte me laissait indifférent, car j’avais réussi à sauver mon chien, qui avait failli être emporté par le courant. Quelques minutes après, nous arrivions à la cabane de Cuesta-Basilio. Mon camarade s’occupait de faire la cuisine, et je coupais les tiges de fougère qui devaient nous servir de couche, lorsqu’en me retournant je m’aperçus que mon chien n’était pas dans la cabane. Malgré l’orage qui venait d’éclater, je retournai sur mes pas, j’explorai en courant le sentier par lequel nous étions venus et que la pluie avait changé en ruisseau ; dans les intervalles de silence laissés par le tonnerre, j’appelai le chien, mais il ne me répondait pas, et je ne pus le découvrir sur le bord du torrent de Santa-Clara. Sans doute le pauvre animal, glacé de frayeur et de froid, n’avait pas eu la force de nous suivre. Quelques jours après, à mon retour de la Sierra-Nevada, j’aperçus sous un tas de feuilles ses ossemens blanchis. Le baudet que j’avais laissé chez l’aveugle du Pantano était également mort, tué par les araignées. Ainsi les trois animaux que nous avions emmenés de Rio-Hacha avaient misérablement succombé.

Il est inutile de décrire ici notre voyage du lendemain : ce furent des fatigues semblables à celles de la veille ; mais les paysages devenaient de plus en plus grandioses à mesure que nous avancions dans le cœur de la sierra, et la magnificence du spectacle me faisait oublier que je marchais pieds nus par des sentiers frayés dans le granit. C’étaient des massifs d’avocassiers dont les fruits, tombés par milliers sur le sol, formaient sous nos pas comme une boue odorante ; puis c’étaient des fourrés de palmiers ou de fougères arborescentes, des champs de bihaos ou de cannes sauvages, des prairies bariolées de fleurs et se redressant en molles pentes vers les montagnes. De ces vastes clairières, on peut contempler les forêts dans toute leur beauté : on les voit prendre leur origine dans les gorges étroites, descendre en serpentant au fond des vallons, s’unir dans la vallée principale comme les torrens qui les arrosent, puis, après avoir formé un fleuve de verdure de plus en plus large, se perdre dans l’immense plaine couverte d’une vapeur bleuâtre. Enfin nous atteignons le col de Caracasaca, nous suivons un ancien chemin pavé en dalles de granit, reste de la civilisation disparue des Taironas, nous traversons le torrent Chiruà sur un pont suspendu construit par les Aruaques, et nous arrivons à la terrasse pierreuse où s’élèvent les huttes du pueblo indien de San-Antonio et son église ruinée. Quelques minutes, après, nous étions dans la cabane de