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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/655

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pères de la compagnie de Jésus, il n’était pas aussi étranger que ses hôtes aux idées de son siècle et à tous les enseignemens de l’histoire. D’ailleurs l’arrivée du duc ne l’avait nullement porté à l’enthousiasme. Il contemplait avec une stupéfaction profonde le changement soudain qui s’était opéré dans sa poétique cousine. Elle était descendue sur la terre de la façon la plus dégagée. Elle ne parlait que de bijoux, de dentelles, de cachemires, de corbeille, comme si ces graves sujets l’eussent préoccupée toute sa vie. De ses rêveries, de ses ennuis, de ses épreuves, aucune trace ne restait sur son beau front, aussi serein qu’un ciel d’été ; l’ange devenait une fiancée comme tant d’autres.

Norbert était atteint au cœur ; sa foi dans l’être parfait, et malheureusement fantastique, auquel il donnait le nom de femme était détruite, et cette déception est la plus cruelle, parce qu’elle est la première et qu’elle ouvre à l’imagination la porte d’un monde de douleurs. Il avait l’air d’un croyant qui a découvert une objection insoluble contre la religion à laquelle il a dévoué sa vie. C’est en vain qu’il essayait de se distraire de ces douloureuses préoccupations. La promenade n’était pour lui qu’une occasion de s’absorber dans ses pensées. Dès qu’au retour de ses excursions il apercevait les arbres du parc ou les toits du château, il s’arrêtait dans une sombre extase, sans pouvoir détacher ses regards de ce séjour où il avait passé les heures les plus belles de sa vie. Il se disait bien alors qu’un prompt départ était inévitable ; mais quand approchait le moment de prendre une résolution définitive, son courage faiblissait. Sa volonté n’avait pas été assez énergique pour donner à Ghislaine la conviction qu’aucun homme ne pouvait, comme lui, assurer son bonheur, elle n’était pas non plus assez forte pour le décider à mettre fin à une situation devenue intolérable. Comme toutes les âmes qui ne sont pas solidement trempées, il se faisait de sa douleur une sorte de satisfaction amère ; mais parfois elle le jetait dans de tels désespoirs que des larmes brûlantes s’échappaient de ses yeux. Les courts momens qu’il donnait au sommeil étaient troublés par des visions étranges. Cependant, quoiqu’il fût assez fier pour affecter le plus grand calme, son attitude pensive faisait un contraste trop visible avec la satisfaction de ses hôtes. Il s’aperçut qu’il commençait à ne pas dissimuler assez bien l’amertume et le dédain qui remplissaient son âme. Ce jeune homme, dont l’air était doux et presque timide, excellait dans la satire quand il était sérieusement révolté, et il devenait d’autant plus redoutable qu’il ne dépassait jamais dans ses épigrammes les plus sanglantes les limites de la convenance la plus rigoureuse. Il fit bientôt ses adieux au baron Engelbert, emportant de Ghislaine un souvenir plein d’amertume, et plus entraîné encore