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son ardente dévotion l’empêchait de comprendre les sentimens purement humains. Pourtant il n’en était point ainsi ; elle prenait feu si vite pour tout ce qui lui semblait juste et bon, elle portait dans son dévouement aux siens une tendresse tellement passionnée, qu’il devenait impossible de l’accuser d’insensibilité. Aussi, lorsqu’après la mort de Mlle de Kergarouët elle vit son père effrayé de la pensée de rester seul dans une petite terre de Bretagne, lui avait-elle juré spontanément de ne jamais se marier et d’entrer au couvent, si elle devait lui survivre. Cette promesse, elle l’avait tenue.

Habituée dès l’enfance à une réserve excessive, fortifiée encore par la discipline monastique, la jeune Bretonne avait accueilli les confidences de Ghislaine sans lui laisser soupçonner qu’elles pussent l’intéresser. Cependant la singulière mélancolie dans laquelle Norbert paraissait plongé lorsqu’il vivait sous le toit de son père avait excité la sympathie de cette âme profondément compatissante. Le souvenir de cet étranger qui lui paraissait si digne d’être aimé avait laissé chez elle une trace ineffaçable. Avec la ténacité de sa race, Yvonne était restée fidèle à ce premier, à cet unique amour. Tant que la duchesse lui avait parlé d’une manière vague des épreuves de son existence, elle l’avait écoutée avec une complaisance facile à comprendre. Jetées l’une et l’autre au milieu de filles qui avaient quitté la cabane des paysans des Alpes pour entrer dans le cloître, Yvonne et Ghislaine avaient été heureuses de se replacer, par l’échange de leurs sentimens et de leurs souvenirs, dans la sphère sociale où elles avaient passé leur jeunesse ; mais lorsque, leur intimité devenant plus grande, la duchesse vint à parler de Norbert, la sensibilité de son amie fut exposée à des épreuves de toute espèce. Les détails les plus insignifians ne tardèrent pas à devenir pour Yvonne le sujet des plus douloureuses méditations. Tandis que Ghislaine paraissait trouver une paix relative dans les déceptions d’une cruelle expérience, tandis que son imagination se portait vers l une vie supérieure à l’existence terrestre, Yvonne, qui n’avait souffert que des agitations nées de l’isolement, ne goûtait pas dans le cloître le calme qu’elle y avait cherché. Comme la fille de Jephté, elle eût volontiers pleuré sur les montagnes une jeunesse sevrée d’amour. Parfois le sort de Ghislaine excitait sa jalousie, car celle-ci, même dans ses plus grands accès de ferveur religieuse, semblait toujours aux plus vives expressions de ses remords ajouter cette pensée du poète :

Mais de l’avoir aimé je ne m’en repens pas.

Quant à Norbert, l’absence de Ghislaine l’avait plongé dans un