Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur titre d’électeurs et d’éligibles, malgré les rapports trop fréquens qu’ils ont avec les trafiquans espagnols, ils n’avaient pas encore vu cette merveille de l’industrie moderne. Le grand-prêtre seul m’écoutait avec un intérêt mêlé d’une certaine répugnance : il voyait que j’étais un plus savant mamma que lui, et plissait sa lèvre supérieure avec une affectation de dédain. Je continuai sans avoir l’air de m’apercevoir de la sourde opposition du magicien, et je fis un cours en règle à mes nouveaux amis. Je leur parlai de l’Espagne, qui leur avait autrefois porté la guerre et le baptême, mais qui leur avait aussi donné la canne à sucre, le café et tous leurs animaux domestiques ; ensuite je leur parlai de l’Angleterre, dont ils voyaient quelquefois du haut de leurs montagnes les navires, semblables à de petits insectes patinant sur la surface des eaux ; je leur dis aussi quelques mots de ces terribles Yankees, qu’ils se représentaient comme d’effroyables démons n’ayant pas même une figure humaine. Pour leur faire comprendre mes explications, j’essayai de leur dessiner sur le sol une petite carte à la lueur d’une torche allumée au foyer ; ils se penchèrent l’un après l’autre sur ces lignes bizarres, qu’ils eurent l’air de comprendre. Pour agir sur l’intelligence de ces enfans encore incultes de la nature, il faut nécessairement se servir d’un interprète qui puisse traduire nos idées complexes en idées infiniment plus simples et plus rudimentaires. Par l’entremise de Barliza, métis appartenant à la fois aux deux races, mes paroles présentaient un sens aux Aruaques ; mais combien de fois plus tard ne tentai-je pas en vain de me faire comprendre par des Indiens de San-Antonio qui parlaient un peu l’espagnol ! J’éprouvais même une grande difficulté à leur faire nommer un objet que je mettais sous leurs yeux : ils me regardaient pendant longtemps, répétaient plusieurs fois ma question, marmottaient quelques paroles inintelligibles, puis, avec une explosion de rire, me répondaient qu’ils ne comprenaient pas.

On affirme généralement que, toute proportion gardée, les montagnards sont plus grands, plus forts, plus intrépides que les habitans des plaines. Il n’en est pas ainsi dans l’état du Magdalena, ni même, à ce qu’il paraît, dans la Nouvelle-Grenade tout entière. Les Aruaques, tribu des montagnes, sont plus petits, plus faibles, moins intelligens que les Goajires, tribu de la plaine ; ceux-ci sont resplendissans de beauté, ceux-là laids et souvent infirmes ; ils sont pusillanimes et tremblent sous le regard d’un Espagnol, tandis que les Goajires sont inaccessibles à toute crainte, et par trois siècles de lutte ont su maintenir leur précieuse liberté. Les deux tribus diffèrent aussi complètement par la couleur : les Goajires ont la peau d’un rouge éclatant comme la brique ; les Aruaques sont presque