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fort difficile, et qui n’est pas dépourvu de mérite. Nous engageons M. Lotto à se préoccuper surtout de la qualité du son, qui manque parfois de netteté dans les traits rapides. M. Lotto, qui retourne en Pologne et qui se propose de faire un voyage en Russie, ne peut manquer d’y être accueilli avec faveur. Un autre violoniste de beaucoup de talent, M. Jean Becker, de Manheim, a donné dans les salons de M. Érard un concert qui a été remarqué. Le jeu de M. Becker est hardi, plein d’éclat dans les effets de pizzicato qui se trouvent dans les variations de Paganini sur l’air : Nel cor più non mi sento. Bonne qualité de son, justesse parfaite, contenance facile et dégagée, telles sont les qualités qui distinguent le talent de M. Becker, qui a plutôt l’air d’un artiste français que d’un Allemand.

S’il nous fallait citer le nom de tous les pianistes français, allemands, polonais, russes, suédois, etc., qui se sont produits cet hiver à Paris, nous remplirions des pages inutiles et fatiguerions vainement la mémoire de nos lecteurs. Cependant pouvons-nous cacher au monde que M. Prudent a donné un concert dans la salle Herz devant son public ordinaire, qu’il a régalé d’une nouvelle composition intitulée l’Aurore dans les Bois ? que M. Louis Lacombe, qui le suit de près, en a donné deux, où il n’a fait entendre aussi que de la musique de sa composition ? M. Ernest Lubeck, un pianiste intrépide et vigoureux que nous a fourni la Hollande, M. Jacques Bauer, un élève chéri de M. Liszt, qui est bien digne d’exécuter la musique de son maître, M. Louis Brassin, qui nous vient de la Belgique avec un vrai talent et une bonne qualité de son, M. Hans Seeling le Bohême, M. Krüger de Stuttgart, qui a du goût et de l’élégance, M. Tellefsen le Suédois, M. Albert Sowinski le Polonais, artiste connu depuis longtemps par des travaux divers, M. George Pfeiffer, qui est bien Français, méritent qu’on ne les oublie pas, et que la critique tienne compte de leurs efforts.

Mais je tiens en une estime toute particulière le talent plein de force et de grâce de Mme Szarvady (Wilhelmine Clauss), et je lui passe le goût qu’elle a pour la musique de M. Robert Schumann. Les quatre soirées qu’elle a données dans les salons de Pleyel ont été suivies par un public choisi. J’aime aussi beaucoup le talent svelte, allègre, de Mlle Joséphine Martin, une pianiste française qui en vaut bien une autre, et qui a de l’esprit dans ses doigts agiles comme une franche et bonne fille de Paris qui ne s’en fait pas accroire. Nous accordons aussi une mention exceptionnelle à un enfant bien doué, au jeune Henri Ketten, qui joue du piano comme un maître, et dont l’heureuse physionomie annonce, comme disent les Allemands, la génialité. Au second concert qu’il a donné dans les salons de Pleyel, le jeune Ketten a exécuté, entre autres morceaux difficiles, un saltarello de M. Alkan aîné, qui a ravi tout le monde, excepté le compositeur, qui a toujours soin de se dérober à ses nombreux admirateurs. Qu’on ne fatigue pas ce charmant enfant, qu’on ne lui donne pas surtout à exécuter, avant l’heure indiquée par la nature, la musique de Beethoven, qui exige plus que des doigts et du mécanisme. Robert Schumann a dit excellemment : « Ne mettez pas trop tôt la musique de Beethoven dans les mains des enfans ; abreuvez-les, fortifiez-les d’abord avec les sucs frais et nourrissans de Mozart[1]. »

  1. Musik und Musiker, tome Ier, page 9.