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— Ah ! frère !… reprit Maggie, émue d’un saint remords, mais irritée en même temps de se voir traiter aussi durement… Vous êtes heureux, vous ;… jamais vous n’êtes en faute…

— Du moins n’est-ce jamais par ma volonté… Mais ce n’est pas le temps de récriminer ou de railler. Faites votre choix…

— Eh bien ! je jurerai… ; je veux une fois seulement revoir Philip, une fois lui parler encore.

— Soit : je serai là… Votre main donc, et répétez le serment… Partons ! ajouta-t-il en fermant le livre, quand sa sœur eut obéi de point en point à ses sévères injonctions.

Arrivés aux Fonds-Rouges, ils ne devaient pas être longtemps sans rencontrer Philip. Un seul regard de celui-ci jeté sur le visage décomposé de Maggie le mit au fait de la situation. Plus d’une fois d’ailleurs, depuis quelques mois, l’idée d’une explication de ce genre s’était offerte à son esprit. Il n’éprouva donc qu’une médiocre surprise et aucune crainte quand le frère de Maggie l’interpella brusquement en lui demandant « s’il croyait s’être conduit en gentleman et en homme. » Peut-être même se fût-il rappelé alors les conciliantes paroles dont il comptait se servir en pareille occurence ; mais le langage de Tom Tulliver était menaçant, et la faiblesse même de Philip, en l’exposant à un soupçon de lâcheté, lui interdisait des réponses trop modérées. Leur ancienne inimitié renaissait d’ailleurs plus vive que jamais ; le dédain de Tom pour la déchéance physique de « l’avorton » qui avait pu se flatter d’inspirer de l’amour à une jeune et belle fille se traduisait en ironiques sarcasmes. Le mépris de Philip pour ce géant brutal, incapable de s’élever jusqu’à l’intelligence d’un sentiment délicat, n’était ni moins bien senti, ni moins bien armé de railleries âpres et sanglantes. On ne peut savoir où les eût entraînés une querelle aussi vivement engagée sans la présence de la bonne et charmante enfant que torturait une si odieuse scène. Philip le premier eut pitié d’elle ; saisissant la main qu’elle lui tendait pour la dernière fois, il lui jeta, tandis que son frère l’entraînait, un vœu suprême de tendre et inaltérable affection. Quand il fut parti, Maggie dégagea violemment son bras de l’étreinte qui la retenait prisonnière.

— Ne croyez pas, dit-elle à son frère d’une voix frémissante, ne croyez pas qu’en pliant sous votre volonté, je me soumette à un ascendant légitime, ni que je vous donne raison… Vous avez été peu généreux, je dirais presque que vous avez été lâche, en insultant un être faible, désarmé, difforme… Ce bon sens dont vous êtes si fier, ce jugement que vous croyez si sûr, je les estime, moi, les preuves d’une intelligence étroite, d’une âme rapetissée à de vils calculs !…

— Vraiment !… Mais puisque votre âme est si haute, puisque vos vues sont si nobles, pourquoi donc redouter que votre conduite soit