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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/848

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honorable cité, nul doute que son arrivée n’eût soulevé quelques légers murmures, car enfin, après tout, miss Lucy Deane était une personne fort aimée, fort intéressante, et qu’on eût vue à regret si mal récompensée de sa confiante bonté ; mais, les premiers jours passés, que d’excuses, que d’atténuations n’eût-on pas trouvées pour la conduite de la belle et riche épousée ! Compromise par l’imprudence d’un jeune étourdi, égaré, lui, par une véritable passion, pouvait-elle se refuser à ce mariage qu’il avait su rendre indispensable ? Fallait-il, par égard pour sa cousine, — et alors que celle-ci n’était plus aimée de son prétendu, — sacrifier sa vie, perdre son avenir ? Peut-être eût-il mieux valu que l’amour dévoué de Philip fût payé d’un plus complet retour : il le méritait, sans nul doute ; mais quoi ? Ce pauvre garçon était-il fait pour une si belle personne ? N’eût-il pas été monstrueux de voir unis tant de force et tant de faiblesse, tant de charmes et une difformité pareille ?

Maggie, au contraire, revenait fidèle à ses devoirs après une des plus terribles épreuves qu’elle pût avoir à subir ; mais elle revenait pauvre, sans protecteurs, et son frère, son appui naturel, la répudiait, l’abandonnait hautement. Dès lors, l’affaire prenait un tout autre aspect. En admettant qu’elle ne fût point tout à fait une « intrigante avisant à se faire épouser par le fils du plus riche banquier de la ville, elle n’en avait pas moins oublié toute retenue, toute pudeur, en laissant percer son goût pour le prétendu de son amie la plus chère. Elle lui devait tant ! C’était moins une cousine qu’une sœur. Qu’attendre après cela d’une personne si peu retenue, et dont les yeux avaient une si étrange éloquence ?… On pouvait arguer, en sa faveur, d’une lettre écrite par Stephen, et où il assumait tout le tort de leur équipée : mais franchement un gentleman ne devait-il point ce témoignage à une jeune personne si singulièrement affichée ?… Quant à M. Tom Tulliver, il s’était conduit en digne et honnête homme. Il méritait évidemment que la fortune lui sourît… La disgrâce de sa sœur ne devait pas rejaillir sur lui, et il fallait bien espérer que, par égard pour les siens, elle se déciderait à émigrer, en Amérique, en Australie, le plus loin possible.

Maggie n’était point de cet avis. Les premiers affronts qu’elle subit, les premiers regards qui se détournèrent d’elle, les premiers sourires ironiques qu’elle surprit au bord de ces mêmes lèvres qui la flattaient autrefois, produisirent en elle cette réaction violente qui retrempe le courage et affermit les résolutions une fois prises. Vainement quelques amis timides lui firent-ils insinuer, par le digne ministre de la paroisse, qu’une jeune fille de son âge ne pouvait engager avec l’opinion publique, même faussée, égarée, un duel dont l’issue n’était point douteuse. Il ne convenait pas à un caractère comme le sien de fuir le danger quand il ne menaçait qu’elle.