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Shakspeare. Cette période même qui de nos jours s’est appelée la révolution est, à proprement parler, la source de la littérature moderne. Tout ce qui vit, — poésie lyrique, drame, roman, — n’est que l’expression des ébranlemens imprimés à l’âme humaine par la catastrophe de la fin du dernier siècle. La cause des défaillances de la poésie contemporaine n’est-elle pas plutôt dans la nature démocratique et industrielle de ce mouvement, si singulièrement accéléré depuis vingt ans, et où l’individualité humaine semble disparaître de plus en plus ? Tout concourt à diminuer chez l’homme moderne, avec le sentiment de son individualité, la fécondité créatrice de son esprit, l’indépendance de sa pensée, les qualités supérieures et délicates qui sont l’essence de son être moral et font l’originalité de son imagination. Tous les genres littéraires souffrent nécessairement de cette dépression, passagère sans doute, de la personnalité humaine ; la poésie en souffre plus que tous les autres, parce qu’elle est le produit de ce qu’il y a de plus exquis, de plus aristocratique, dirai-je, dans l’intelligence. C’est là, si l’on veut, une cause générale inhérente à une crise de la civilisation.

La poésie contemporaine elle-même d’ailleurs n’a-t-elle point été la complice de sa propre décadence ? Aux causes générales qui viennent du temps, elle a ajouté ses propres erreurs. Lorsque le moment était venu pour elle de se renouveler par une conception plus forte du monde moral, par l’observation de la nature humaine et de tout ce qui la fait vivre, elle s’est livrée à de puérils passe-temps. Elle s’est prise elle-même pour objet d’adoration, proclamant la souveraineté de sa fantaisie, défigurant la vérité au lieu de la peindre fidèlement, et substituant l’affectation au sentiment sincère, à l’émotion simple et juste. Entraînée par degré et cédant déjà à l’esprit qui soufflait de toutes parts, elle en est venue à subordonner entièrement l’inspiration morale à la partie matérielle de l’art. La pensée n’a plus été la lumière intérieure de toute création : tout a résidé désormais dans la combinaison de rhythmes bizarres ou de couleurs imprévues, dans les procédés techniques, dans les recherches de la forme. Ainsi la poésie s’est isolée en quelque sorte au milieu de tout ce qui l’entourait, ne parlant ni à l’esprit ni au cœur et parlant à peine aux sens ou à une curiosité frivole. Tandis que le monde se transformait autour d’elle, allant où le poussaient ses préoccupations et ses désirs, elle est restée une chose entièrement artificielle ; elle n’a plus vécu que d’une vie factice, et, par une singularité curieuse, cette rénovation d’autrefois, qui commençait en déclarant la guerre au despotisme des écoles, en est venue elle-même à n’être plus qu’une école où sont accourus les imitateurs se modelant sur les maîtres, — l’un prenant le ton sceptique et cavalier, l’autre se livrant