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sans émotion et sans rêves. Le talent du poète gagnerait, je pense, à effacer l’Inde de la carte de ses explorations. M. Leconte de Lisle est évidemment plus heureux dans ses tableaux antiques, et ce n’est pas sans un art savant qu’il reproduit les scènes, fabuleuses de la Grèce, tout empreintes de grâce et de beauté.

Il faut en convenir toutefois, ce n’est pas sans péril qu’on revient d’un esprit exclusif à cet ordre d’inspirations où l’érudition archéologique joue souvent un plus grand rôle que l’art lui-même. M. Leconte de Lisle, sous ce rapport, représente assez exactement, dans ce qu’elle a de plus élevé et de moins frivole, une des tendances de la poésie contemporaine : c’est l’archaïsme, qui s’est manifesté sous des formes diverses, et s’est attaché tour à tour à toutes les époques anciennes. Après le moyen âge, que nous avons vu renaître de ses cendres et se relever dans sa reluisante armure, est venu le monde grec, puis le monde romain, et voici même qu’il faut revenir, avec l’auteur des Poèmes antiques, jusqu’à la Grèce primitive pour retrouver la vraie et pure beauté. Avec ces époques merveilleuses, la beauté s’en est allée, et il paraît qu’elle a cessé tout à fait d’exister dans nos âges modernes, simplement livrés à la barbarie.

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,
Dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,
Et nous avons perdu le chemin de Paros.

Le danger n’est point de s’inspirer de l’antiquité, de l’interroger même avec passion, et de lui demander quelques-uns des secrets de la beauté, mais de s’y absorber et de s’y perdre jusqu’à laisser périr en soi le sentiment de l’homme moderne. Alors la poésie n’est plus vraiment qu’une fiction d’initiés, un artifice d’esprit où l’inspiration filtre péniblement à travers une langue tissée d’érudition. Elle cesse d’être cette chose vivante qui s’allume au foyer du cœur et de l’âme, et qui y trouve un aliment toujours nouveau. Cette poésie, toute d’archaïsme et d’artifice, est promptement envahie par une teinte d’uniformité et de froideur qu’il est aisé de remarquer dans les vers de M. Leconte de Lisle. Et qu’arrive-t-il enfin ? C’est que le talent, accoutumé à cette atmosphère factice, concentré dans cette tension artificielle, et tournant toujours dans le même cercle d’idées et d’images, ne se développe ni ne s’agrandit : il reste immobile. Après Thyoné et Hélène, il chante la Mort de Penthée, et les Plaintes du Cyclope après Khiron. Ainsi fait M. Leconte de Lisle. Ses derniers vers ressemblent aux premiers, et ne révèlent aucun progrès sensible. Le thème n’a point changé, les procédés et