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aurait dit l’école, in natura rerum. Le paysan français ayant la passion, la manie d’être propriétaire foncier, autant qu’il a le dégoût et la crainte instinctive des voyages, c’est à cette passion qu’on a tendu un appât en lui offrant la terre par octroi gratuit, sauf à lui en faire payer ensuite, en travaux obligatoires et en charges onéreuses, beaucoup plus que la véritable valeur. Combien peu cet appât fait de dupes et combien rapidement ces dupes se sont changées en victimes, c’est ce que nous avons établi, après tant d’autres, par des chiffres irrécusables ; mais quelle statistique pourrait découvrir combien de colons sérieux, nés dans les plaines de Flandre ou dans les retraites de la Forêt-Noire, et pourvus d’un petit trésor d’économies, ont été détournés de venir le confier à l’Afrique par la pensée qu’avant d’obtenir le droit de s’asseoir à son soleil, il faudrait faire à perte de vue station dans les auberges d’Alger et antichambre dans des bureaux de préfecture ou de direction générale ! Combien ont reculé devant la perspective d’attendre qu’une patente sur papier timbré eût eu le temps de traverser cinq ou six fois la mer afin d’être examinée par cinq ou six commissions différentes, puis débattue dans un assez grand nombre de rapports et revêtue d’un assez grand nombre de signatures pour former un dossier convenable dans un carton ! Combien ont été justement effarouchés de prévoir que quand même ils auraient obtenu, à forée de démarches et de protections, un bout de terre, ils ne pourraient encore s’y loger, s’y coucher, s’y ruiner même à leur fantaisie, et qu’il leur faudrait manger, suivant des règles fixes, le peu d’argent qu’une si longue attente aurait laissé dans leur escarcelle ! Et pendant ce temps le système des concessions disparaissait sans retour des colonies américaines et anglaises, et tout débarquant avait la promesse d’y trouver, dès le lendemain de son arrivée, la terre qui pourrait lui agréer, franche et quitte de toutes charges, avec tous les droits et toutes les prérogatives de la pleine propriété, sous la seule condition de payer comptant tout ou partie de la valeur. Ce n’était pas acheter trop cher d’un ou deux mois de traversée le plaisir d’être maître chez soi. Ainsi, pendant que l’on courait en Afrique après l’ombre d’un colon français hypothétique, on éloignait du même coup la réalité du colon étranger, le seul qui vive, qui voyage et qui paie.

Et cependant la force des choses est si ingénieuse et si puissante pour se jouer des obstacles que lui oppose la maladresse ou l’incurie des hommes, que, malgré tant de justes sujets de découragement, c’est encore l’émigration étrangère qui forme près de la moitié des rangs si peu pressés de notre colonie africaine. La statistique constate que, sur cent quatre-vingt mille Européens établis en