Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/1019

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne veut ou ne sait remplir aucune de ces conditions n’est pas un gouvernement ; il n’a pas plus le droit de vivre aux dépens du pays qu’il opprime que la première bande de brigands ou la première tribu arabe venue. La comparaison d’ailleurs est parfaitement exacte. Une tribu de Bédouins exige une contribution annuelle d’un village ou d’un district : si, en recevant cet argent, la tribu en question s’engageait à protéger les paysans contre les autres tribus arabes, contre les voleurs et contre les employés turcs, elle serait un gouvernement. Elle ne mérite pas ce nom, parce qu’en recevant leur argent elle ne s’engage à leur conférer aucun de ces bienfaits, mais seulement à s’abstenir, pendant une année, de brûler leurs récoltes et de voler leurs chèvres. Voilà pour la tribu arabe. — Une bande de brigands attaque une caravane entre Damas et Alep : les marchands et les muletiers plutôt que de tout perdre, en viennent à composition ; ils abandonnent une partie de leurs marchandises, moyennant quoi les brigands s’obligent à respecter le reste. Si la bande s’engageait en même temps à protéger la caravane pendant le reste du voyage contre les autres brigands, contre les Turcs et les Bédouins, elle serait un gouvernement. Elle n’est pas digne de ce nom parce qu’elle ne s’oblige à rendre à ceux qu’elle rançonne aucun bienfait, mais seulement à, ne pas les voler une seconde fois. Voilà pour la bande de brigands. — Le gouvernement turc possède à son service des troupes de gens qu’il appelle des soldats, mais que leur impudence et leur férocité, le désordre de leur marche et de leurs armes, la saleté de leurs guenilles, feraient plutôt prendre pour des brûleurs de maisons. Les paysans, plutôt que de voir leurs jardins dévastés, leurs femmes insultées et leurs maisons remplies de vermine par ces soldats, se décident à payer l’impôt. Le gouvernement, qui le reçoit, s’engage à ne pas l’exiger une seconde fois la même année, à moins que quelque employé supérieur ou inférieur n’ait jugé à propos d’appliquer à son usage personnel ce qui a été payé une première fois. Le gouvernement ne s’engage à garantir les contribuables ni des incursions des Druses, ni de celles des Arabes, ni de celles des voleurs, ni de celles d’autres soldats en tournée, lesquels viendront successivement lever l’impôt, sauf, pour les villageois, à se défendre à coups de fusil, si bon leur semble. Il n’existe ni ponts, ni routes, ni instruction publique, ni administration de la justice. Vous fait-on injure à la ville : vous pouvez facilement vous faire justice en payant au cadi une somme plus élevée que celle qu’il a reçue de votre adversaire. A la campagne, vous ne devez compter que sur Dieu et sur votre fusil. Si donc l’Europe ne trouve pas le moyen de donner un gouvernement véritable à cette belle et malheureuse contrée, qu’elle ne la laisse pas du moins à la complète discrétion de cette horde inutile d’étrangers cupides, qui ignorent la langue du pays, sa littérature, sa civilisation, ses besoins, et qu’elle autorise les habitans à se tirer d’affaire comme ils pourront. Ils sauront bien, comme par le passé, défendre par la force chacun son champ, sa maison et sa paire de bœufs, former entre eux les alliances nécessaires pour établir l’équilibre entre le faible et le fort, et garantir aux minorités leur existence, leur religion et leurs privilèges séculaires. Les mœurs et les coutumes continueront à régler les relations civiles et domestiques. Si ces moyens de conservation ont pu fonctionner pendant des siècles, s’ils ont suffi à préserver les populations d’une destruction totale