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passer de longues soirées seule avec son amie. Les fenêtres de Camille s’ouvraient sur le quai, vue peu grandiose ; mais on découvrait cependant quelques arbres, de l’eau, le ciel. En été, la nuit venue, quand une brise chaude entrait par les croisées ouvertes, il arrivait souvent à Camille de prendre Hermine par la taille et de l’entraîner doucement vers le piano ; puis, après avoir posé tout près d’elle de grands vases pleins d’héliotropes, de jasmins et de tubéreuses, elle soufflait les bougies. — Chante, mon Bengali, ma petite Hermine, mon ange, disait-elle à son amie en l’embrassant. Cette obscurité, cette brise tiède, ces parfums, c’est Bourbon, vois-tu, c’est mon beau paradis ! J’étais si heureuse alors, je souffre tant aujourd’hui (elle s’était follement amusée au bal de la veille) ! — Tiens, continuait-elle en s’agenouillant sur le tapis et en posant sa tête blonde sur les genoux d’Hermine, c’était ainsi qu’il passait des heures entières. Mon père faisait son whist dans le salon voisin, la porte ouverte ; il ne comprenait rien à ma passion pour la musique, surtout à l’étrange fantaisie de chanter dans l’obscurité. La porte du salon s’ouvrait sur la terrasse ; il sortait dès qu’il avait salué mon père et entrait par la fenêtre dans le boudoir. Quelles émotions ! Si mon père l’avait su près de moi, il nous aurait tués tous les deux. Que m’importait ? je l’aimais tant ! Comme il doit souffrir loin de moi ! Que je suis malheureuse ! — Et Camille se jetait en pleurant au cou d’Hermine. — Ces fleurs enivrent, ne trouves-tu pas ? reprenait-elle en s’agenouillant de nouveau ; il emportait chaque soir les violettes qui s’étaient fanées sur mon cœur ; leur parfum, c’était moi encore, disait-il…

Beaucoup trop pure pour apprécier le rôle insignifiant joué par le cœur de Camille dans ces accès d’exaltation sensuelle, Hermine rêvait de sublimes amours, des dévouemens infinis ; son imagination d’artiste s’enflammait, toute sa vie passait dans son chant. Les plus indifférens eussent frissonné en l’écoutant. Bientôt les larmes de Camille tombaient brûlantes sur les mains d’Hermine. La musique était oubliée, et les deux amies sanglotaient dans les bras l’une de l’autre. Le lendemain, Camille était insouciante, rieuse, coquette avec le premier venu, tandis qu’Hermine, profondément troublée, ébranlée jusqu’au fond de l’âme, se rattachait de toute sa force aux paisibles affections de la famille, sans parvenir à retrouver le calme perdu.

C’était un spectacle charmant que de voir entrer dans un bal les deux jeunes filles, les deux inséparables, ainsi qu’on les appelait d’ordinaire. La beauté d’Hermine, poétique, originale, pleine de feu et de sève, mais d’une sève immortelle, d’un feu céleste, produisait une sorte d’extase. L’apparition de cette jeune fille dans le plus vulgaire salon y évoquait une foule d’ombres divines. Les éternellement