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Lorient. La prima donna échappait de par le lieu de sa naissance au code de morale maritime dont nous avons signalé l’austérité à l’endroit des nationaux. Toutes les portes s’ouvrirent devant ce talent supérieur. On organisa spécialement pour la Ginevra plusieurs soirées à la préfecture. Même auprès de la célèbre cantatrice, Hermine avait un rôle brillant dans les fêtes.

Caro, c’est mal de m’avoir caché cela, dit au lieutenant la grande artiste la première fois qu’Hermine chanta devant elle ; votre fille est une merveille ! Toute la terre devrait être aux pieds de cette enfant.

Pendant trois mois entiers, la Ginevra passa toutes ses matinées avec Hermine. Elle faisait répéter à la jeune fille les duos qu’elles devaient chanter le soir ensemble, et lui enseignait tout ce qui dans l’art peut s’apprendre. Une mère n’eût pas donné plus de soins à son enfant.

La veille du jour fixé pour son départ, la Ginevra entra sans se faire annoncer dans la chambre de Mme Tranchevent, au lieu de se diriger, comme de coutume, vers le petit salon où l’attendait Hermine.

Caro, dit-elle brusquement au lieutenant, qui, selon l’habitude traditionnelle des marins, mettait pour la trentième fois en ordre une collection de coquillages, caro, a-t-on souvent demandé votre Bengali en mariage ?

Mme Tranchevent était en ce moment occupée à coller des coquilles sur de petits morceaux de carton. Une magnifique hélice lui échappa des mains, ses traits se décomposèrent ; elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ma foi, répondit le lieutenant avec sa franchise habituelle, à l’exception d’un de mes vieux camarades que j’ai traité de fou, personne, à ma connaissance, n’a eu cette idée.

— Hermine est encore si jeune ! ne put s’empêcher d’ajouter Mme Tranchevent.

— Je l’avais deviné, dit tranquillement la Ginevra. Hermine ne se mariera jamais ici.

— C’est bien possible, dit philosophiquement le lieutenant.

— C’est certain. Ce qu’il faut avant tout dans votre pays, ce sont des femmes de ménage. Hermine est impropre à ces fonctions-là.

— Vous vous trompez, interrompit vivement Mme Tranchevent, attaquée dans les principes qu’elle croyait avoir inculqués à sa fille. Hermine est parfaitement capable de conduire une maison, d’élever ses enfans.

— Sans doute, en contrariant toutes ses inclinations, en étouffant tous ses instincts, en accomplissant des prodiges d’énergie et d’abné