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plus tard, il était appuyé contre le magnolia, pâle et tremblant. Sans prononcer une parole, il prit la main d’Hermine, la fit asseoir sur le banc rustique et se plaça près d’elle.

— Je vous ai froissée ici même l’autre matin, dit-il sans regarder Hermine. Soyez indulgente pour moi ; j’ignore encore bien des choses. À trois ans, je n’avais plus de mère, et depuis l’âge de seize ans j’ai couru le monde. Avant que la réflexion fût née en moi, j’avais déjà vécu et vu vivre de la manière la plus étrange, la plus bizarre, selon les idées françaises. Des sentimens, des préjugés, des nécessités de la vie de famille, je ne savais rien, absolument rien ; je n’y avais jamais songé avant notre conversation sous ce magnolia. Depuis quinze jours, une révolution complète s’est faite dans mes idées ; je comprends votre esclavage volontaire, j’admire votre abnégation, et je n’entrevois qu’un seul moyen de vous donner la liberté sans briser le cœur de vos parens.

Hermine se taisait. Jean continua avec un grand embarras.

— Même en aimant une femme de toutes mes forces, je la ferai probablement beaucoup souffrir ; mais si je pouvais vous avoir toujours près de moi, vous me donneriez peut-être ce que je n’aurais jamais sans vous, la science de la bonté.

— Je crois vous comprendre, dit Hermine à voix basse après un silence ; mais cela aussi, c’est impossible.

— Impossible ! dit Jean ; pourquoi ? si vous m’aimiez un jour.

— Vous oubliez notre position à tous les deux, dit Hermine.

— J’y pense sans cesse, dit Jean, et je crois être arrivé à voir mon avenir tel qu’il est. Mon père a exigé que je choisisse un état ; le travail n’a de prix à ses yeux qu’autant qu’il ouvre une carrière déterminée. J’étudie la médecine, je suis les cours publics : dans un temps plus ou moins long, j’aurai mon diplôme de docteur ; mais pendant bien des années, pendant ma vie entière peut-être, ce diplôme ne me rapportera rien, ou du moins bien peu de chose, car la science médicale telle que je la comprends exige des observations, des études qui m’entraîneront successivement sur tous les points du globe. J’ai connu trop jeune d’ailleurs l’enivrement des voyages, de la vie errante et libre, pour y renoncer sans désespoir. La pauvreté, des luttes incessantes avec mon père, voilà les conséquences certaines de ce plan d’existence. Vous, Hermine, vous avez le talent et la beauté, c’est-à-dire la toute-puissance… N’est-ce pas un crime que de songer à lier votre éclatante destinée à un sort tel que le mien ?

Hermine essaya de sourire ; mais Jean reprit avec angoisse : — Ne riez pas ; je ne vous ai pas tout dit. Si je donne à mon père l’ombre d’un mécontentement, il me faudra un jour ou l’autre accepter