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est M. John Ruskin. Voilà dix-sept ans déjà qu’il poursuit son œuvre avec la même conviction, payant de sa personne et de sa bourse. Il a visité les galeries de l’Europe et fait de longs séjours en Italie pour s’y livrer, le compas à la main, à de scrupuleuses études sur l’architecture, pour noter dans sa mémoire la manière dont chaque élément du paysage, l’eau, le ciel, la végétation, a été successivement compris par les divers maîtres. Il a été un patron magnifique des artistes, achetant sans marchander les œuvres de mérite signées d’un nom inconnu, payant l’éducation du talent pauvre dont il augurait bien. Dernièrement encore, pour développer les instincts de coloriste qui pouvaient exister dans le pays, il achetait dix aquarelles de William Hunt, les payait chacune plus de 1, 500 francs, et les distribuait à dix écoles publiques. Ce qui est plus difficile encore, il enseigne gratuitement le dessin dans une école qu’il a fondée, il a ouvert des cours dans les athénées, il en a fait pour de jeunes ouvriers, pour des dessinateurs de fabrique. Avec une pareille sincérité, surtout avec le mérite qui l’appuie, M. John Ruskin a naturellement exercé l’ascendant qui appartient de droit à ce qui est fort et tenace. Il a remué les classes pensantes, il a entraîné la jeunesse, les femmes, les natures d’imagination ; il s’est fait un nombreux cortège de disciples.

Indépendamment des qualités qui donnent de l’influence sur les hommes et qui font le chef de parti, M. Ruskin est un esprit étendu, brillant et d’une originalité qui présente quelque chose de fantasque et de bizarrement accentué comme une figure de Mantegna ou de Holbein. De tous les hommes qui ont écrit sur l’art, je n’en connais point qui aient mis aussi complètement leur âme dans leur œuvre. Il a couvé si longtemps ses idées sur l’architecture et la peinture qu’elles se sont incorporées à ses convictions religieuses, à sa philosophie, à ses goûts littéraires, à son amour pour la science et à ses vues politiques. L’art lui apparaît comme une partie intégrante de l’histoire universelle ; son propre amour pour l’art est en quelque sorte composé de toutes ses affections et de toutes ses convictions. Bien qu’il s’occupe plus particulièrement des monumens et des tableaux, on sent qu’il n’est point exclusivement dominé par le désir des belles toiles et de la bonne architecture, mais que sans cesse il regarde à droite et à gauche vers tous les points de l’horizon humain, et que son but principal, c’est d’élever l’homme dans tous les sens, de rendre à la peinture le rôle qui peut le mieux la faire contribuer au perfectionnement de tout notre être. M. Ruskin possède au plus haut degré le don de l’expression, l’éloquence, qui est plus que le talent d’émouvoir, qui est l’émotion d’une nature capable de sentir fortement. On l’a appelé le plus grand peintre par