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espérances si éloignées de mes propres désirs, mais si conformes aux entraînemens de sa race, une barrière de nuages qui nous fermait l’horizon s’entr’ouvrit par le haut, et quelques pitons couverts de neige se dessinèrent dans le lointain. — Voilà la Sierra-Nevada ! s’écria-t-on d’une seule voix autour de nous, puis il se fit un silence religieux. Le continent de l’Amérique du Sud s’annonçait par les cimes imposantes de ses Cordillères. Je touchais à cette nature étrange, à cette terre puissante et mystérieuse qui a donné le vertige à tant d’illustres navigateurs, et qui a dévoré, après les avoir enivrées de ses promesses, plusieurs générations de conquérans. Je devais voir le lendemain l’embouchure d’un de ses fleuves-géans, le plus petit d’entre eux, mais sans proportion encore avec les fleuves d’Europe, la Magdalena. Notre steamer suivait le sillon tracé par Christophe Colomb à son troisième voyage, quand il reconnut la Colombie. On m’assurait même que nous ne tarderions point à distinguer trois croix gigantesques sculptées sur le rocher par son équipage pour remercier Dieu de sa découverte. Une heure après, une ligne de montagnes chargées de vapeurs nous permit de suivre dans leur développement les côtes désertes de la Nouvelle-Grenade. Ces montagnes paraissaient abruptes, de structure volcanique, et couvertes seulement d’énormes bouquets de cactus vierges. Derrière elles s’entassaient d’autres hauteurs boisées ou neigeuses que l’éloignement noyait dans une teinte bleue. Nous côtoyâmes longtemps ce paysage indécis, doublant des caps à pic, contournant des roches isolées, dernière projection du cataclysme qui a soulevé la charpente osseuse du Nouveau-Monde. Enfin une tour se montra sur la plage, puis des maisons blanches, une église, un petit golfe arrondi fermé par une vaste plaine. C’était Sainte-Marthe.

Sainte-Marthe me causa une véritable déception. Je savais que c’était le port le plus important de la Nouvelle-Grenade, et le point de départ de cette navigation de la Magdalena qui occupe dix navires à vapeur, des milliers de bongos, et qui porte les produits européens jusqu’à deux cent cinquante lieues dans les terres, à travers des vallées splendides, des forêts de quinquina et de bois de teinture. Je m’attendais donc à une certaine activité et aux allures ordinaires d’une ville marchande. Il n’y avait pas un navire dans le port ; les maisons elles-mêmes paraissaient endormies dans un berceau de cactus à raquettes protégé par de larges têtes de palmiers. Il se fit cependant un certain mouvement à notre arrivée, mais seulement autour du steamer. Il fut entouré en un clin d’œil de bateaux chargés de fruits énormes. Je vis alors les premiers échantillons de ces pirogues indiennes creusées dans un tronc d’arbre, longues, étroites, presque cylindriques, dont je devais faire plus tard un si fréquent