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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/435

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produite est des plus fugitives, et, du moins après quelque laps de temps, aucun effort de volonté ne peut nous la rendre. Tertio, nous n’aimons pas à nous rappeler ce phénomène, et nous nous sentons incapables de rendre par des paroles ce que nous avons alors ressenti. Quarto, j’ai cru m’apercevoir que cette condition par duplicata n’était jamais la reproduction d’une seule condition antécédente, mais de plusieurs autres ; qu’elle m’était familière et pour ainsi dire, habituelle ; quintò, : et finalement, que, dans mes rêves, j’avais perçu les mêmes impressions et acquis des convictions identiques.

« Comment s’expliquer ceci ? — Beaucoup d’hypothèses à choisir. La première, à laquelle mademoiselle faisait allusion tout à l’heure, c’est que ces éclairs de mémoire sont de soudaines ressouvenances qui nous rappellent une vie antérieure. À vrai dire, je n’en crois rien, car je me rappelle un pauvre étudiant qui avait, m’assurait-il, observé ce fait en cirant ses bottes. Or je ne puis penser qu’il eût antérieurement vécu dans un autre monde où l’on fît usage du précieux liquide fabriqué chez Day et Martin[1].

« Nous pouvons encore emprunter une explication à la théorie du docteur Wigan, à savoir que « le cerveau étant un organe double, ses hémisphères travaillent d’accord, comme les deux yeux. » Nous supposerons alors qu’un des hémisphères fait long feu ; le petit intervalle entre les perceptions de la moitié la plus active et celles de la moitié la plus lente prend, dans nos calculs imparfaits, des proportions indéfinies, et la perception seconde nous semble la reproduction d’une autre, dont la date exacte nous échappe. Je n’adopte pas non plus cette explication, fondée sur trop de suppositions arbitraires. Il me semble plus à propos d’admettre que la coïncidence des circonstances ou leur récurrence, n’a lieu qu’en partie, et que nous confondons ici leur ressemblance avec leur identité. Le rapport de l’état présent avec un des états antérieurs qui nous le fait accepter pour exactement pareil est précisément celui qui existe entre la figure de l’étranger que nous accostons en lui serrant la main et celle de l’ami pour lequel nous l’avons pris.

« Autre remarque à ranger parmi ces idées qui se représentent : à nous avec une régularité périodique. Je l’ai moi-même exprimée plusieurs fois ; bien souvent aussi je l’ai entendue, et je la rencontre de temps à autre dans mes lectures. Elle figure dans les romans de Bulwer, à ce que je pense, et dans un des ouvrages de M. Olmsted, — pour ceci, j’en suis sûr.

« Le sens de l’odorat, plus que tout autre intermédiaire, met en action la mémoire, l’imagination, les sentimens passés, les associations de pensées et de faits.

« Voulez-vous savoir à quelles impressions de ce genre je suis particulièrement accessible ? D’abord l’odeur du phosphore. Durant une année ou deux de mon adolescence, je me mêlais assez de chimie, et à la même époque j’avais, tout comme un autre, mes petites passions, mes petites aspirations sentimentales. Avec le temps, ces préoccupations diverses se sont amalgamées dans mes souvenirs, si bien que les fumées orange de l’acide nitrique servent

  1. Les plus célèbres marchands de cirage et de vernis.