Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/498

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parfaite, puisqu’il la fallait corriger ou modifier ? C’est à quoi ne songèrent point les réformateurs, et leur imprévoyance même atteste leur désintéressement et la pureté de leurs intentions.

Leurs adversaires ont essayé de les flétrir : vaine entreprise ; Les hommes qui meurent pour leurs convictions échappent à la calomnie, et cette calomnie, qui devait les perdre de réputation, consacre leur mémoire. Les auteurs catholiques ont insinué que les docteurs de Séville et de Valladolid étaient des hommes 1 vains ; et mécontens, pleins d’orgueil et de convoitise, novateurs intéressés qui ne cherchaient dans les doctrines nouvelles que les moyens d’arriver à la gloire, aux dignités, aux honneurs. Qui ne connaît cette vieille tactique, qui consisté à juger des intentions afin de mieux condamner les actes ? N’a-t-on pas dit d’un très grand esprit de notre siècle qu’il s’était séparé de la communion catholique parce qu’on ne se pressait pas, à son gré, de l’admettre dans le sacré collège ? Misérable calomnie, que l’on pourrait rétorquer par le mot de La Bruyère : « Mais quel besoin a Bénigne d’être cardinal ? » Les principaux réformateurs espagnols étaient très haut placés par leur mérite personnel, et pour s’élever davantage ils n’avaient nul besoin de recourir aux innovations. Ils savaient que les principes qu’ils professaient pouvaient compromettre leur liberté, leur honneur, leur existence, leurs amis, leur famille ; ils les professèrent malgré tout et scellèrent leurs croyances de leur sang. Leur mort est glorieuse, leur réputation reste intacte, et leur souvenir excitera toujours les sympathies de ceux qui dans l’histoire admirent et honorent autre chose que le succès. La suite des événemens n’a-t-elle pas démontré que le bon sens, le droit, la logique étaient du côté de ceux qui ont essayé de faire participer l’Espagne au grand mouvement européen des temps modernes ; et non du côté de la politique étroite et injuste qui s’est obstinée à tenir cette nation dans l’isolement où elle a failli périr ? Donc il ne faut pas se hâter de condamner, en invoquant la raison d’état et les faits accomplis, les essais infructueux qui pouvaient aboutir à la régénération, au salut de l’Espagne. Toute idée de réforme ne disparut pas d’ailleurs avec les hommes énergiques dont nous venons de raconter l’histoire : l’élément d’opposition qu’ils représentaient pénétra dans la littérature espagnole, où il se retrouve bien au-delà du XVIe siècle. À ce point de vue, les tentatives des réformateurs espagnols doivent nous intéresser, nous toucher beaucoup plus peut-être que les victoires mêmes de Charles-Quint. Il est beau de tenter sans autre appui que de fortes convictions une telle révolution morale, et il est glorieux de succomber dans une entreprise qui laisse de pareilles traces.


J.-M. GUARDIA.