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de l’application constante d’un artiste, dès que la consommation peut s’étendre dans une proportion indéfinie, l’industrie, forcée d’obéir à la loi du bon marché, est condamnée à n’employer le tissage à domicile que comme auxiliaire du tissage mécanique, à remplacer sans cesse les bras par des machines, à simplifier de plus en plus les machines pour diminuer le nombre des bras. On pouvait à la rigueur s’obstiner encore aux anciens procédés quand on travaillait à l’abri des lois prohibitives ; il était permis alors de tenter des essais, de réfléchir longuement avant d’adopter une machine nouvelle : à présent que le démon de la concurrence est absolument déchaîné et qu’il faut courir sans relâche, les chefs d’industrie ne doivent plus compter que sur la promptitude de leur décision et la sûreté de leur coup d’œil. Ils seraient perdus au moindre tâtonnement.

Et quand même on pourrait éteindre ces fournaises, arrêter ces chutes d’eau, disperser ces métiers, renvoyer tout ce peuple dans ses demeures, qu’y gagnerait-on ? La révolution est faite jusqu’au fond des âmes. Non-seulement nous n’avons plus que du travail de fabrique à offrir aux ouvriers, mais nous n’avons plus que des ouvriers de fabrique. Entre ce que les ouvriers étaient et ce qu’ils sont devenus, il y a la même différence qu’entre un conscrit de vingt ans et le soldat qui revient après sept ans de service reprendre l’habit et les occupations du paysan sans en reprendre jamais l’esprit. Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu’ils pourraient gagner le même salaire et vivre à moins de frais en transportant leurs métiers dans la banlieue, ils se montrent aussi étonnés ou pour mieux dire aussi indignés que si on leur parlait d’aller en exil. On a constaté à Lille des faits peut-être plus significatifs : les ouvriers lillois refusent d’aller à Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie moins chère, parce que Lille est la capitale, et qu’il leur faut désormais des estaminets, des théâtres, des bals publics. On réussirait bien moins encore à les ramener à l’état de campagnards, à leur mettre le manche de la charrue dans la main. Pour se plaire à la vie des champs, quand on n’a pas une âme d’élite, il faut ne l’avoir jamais quittée. Envisageons donc en face le nouvel état social que la vapeur nous a fait. La vapeur ne reculera pas ; c’est à nous de chercher avec elle des accommodemens, et de restaurer ce que nous pourrons de la vie de famille à l’ombre de la fabrique.

Ce n’est pas seulement parmi les populations de nos manufactures que les liens de la famille sont relâchés : il importe grandement de ne pas l’oublier, si l’on veut être juste ; mais tandis que le relâchement vient ailleurs de la faute des hommes, il découle ici de la situation exceptionnelle que les manufactures font aux ouvriers, et principalement aux femmes. Quand les conditions matérielles du