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J’étais muni de tout l’appareil indispensable au voyageur : un thermomètre, une boussole, un portefeuille, une paire de revolvers, une lorgnette, un éventail en feuilles de palmier et deux ou trois cartes du pays. Je dis adieu à mes nouveaux amis, je me glissai sous mon réduit cintré, et quelques coups de pagaies me jetèrent au large.

Il était six heures du matin, un peu de brume voilait l’horizon, mais l’air était doux, et le thermomètre marquait 20 degrés Réaumur, ce qui dut être jadis la température du paradis terrestre. La pirogue, manœuvrée par quatre vigoureux Mosquites, traversa d’abord les nombreux îlots de roseaux, de nénufars et de cannes sauvages qui obstruent l’entrée du San-Juan, et tout à coup elle se trouva dans le lit du fleuve. Ce grand desaguadero[1] était alors à son plus bas étiage, et cette partie de son cours est la plus encombrée de sables et de vase. Il me semblait cependant, à en juger par la profondeur où pénétraient les perches dont se servaient les rameurs, qu’il avait encore en moyenne de quatre à cinq pieds d’eau en dehors du courant, évité à dessein. Quant à sa physionomie générale, qu’on se figure une nappe d’eau large comme la Seine en face du Louvre, mais coulant à pleins bords entre deux murailles d’épaisses forêts. Pas la moindre trace de rivage, pas la moindre échappée ouvrant sur un second plan ; un simple rideau de verdure compacte laissant traîner dans l’eau ses lianes serrées comme des filets et ses panaches fatigués de leur grandeur. Au sommet surgissaient des feuillages nouveaux pour mes yeux, dont l’un me frappa par son vaste développement circulaire ; c’était le papayer. L’ornement le plus saillant et le plus pittoresque des deux rives consistait en des milliers de palmiers sans tiges qui, presque du niveau du fleuve, épanouissaient en marabouts des bouquets de palmes de vingt ou trente pieds de long, dont le vert tendre mêlé de rouge tranchait sur le fond plus uniforme et plus sombre du massif.

Le cours du San-Juan est très sinueux ; la perspective changeait à chaque coup de pagaie. Des îles nombreuses divisaient les eaux, tantôt couvertes d’arbres, tantôt s’arrondissant en collines tapissées de joncs assez touffus pour figurer des croupes de velours vert. Parfois un tronc renversé barrait le chemin, n’attendant que les premières crues pour être emporté. Des bouquets de fleurs énormes, presque toujours disposées en régimes, se penchaient jusqu’à nous pour être cueillies à coup de machete. Quelques oiseaux rasaient les flots, mais ne chantaient pas ; tout était silence, calme profond, voûtes ombreuses et verdure sans fin. Et perdu dans ces solitudes sans écho, je songeais involontairement à ces poétiques allégories du bonheur

  1. C’est le nom que lui donnent les anciennes cartes espagnoles. Ce mot signifie épanchement, exutoire, et indique nettement le rôle que joue le San-Juan à l’égard du lac de Nicaragua.