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— Oh ! très souvent. Je leur casse les reins avec une baguette, et tout est dit. J’en ai quelquefois rencontré de gros comme ceci, — et il me montrait l’un des piliers de son chalet mesurant bien de trois à quatre pouces de diamètre ; — mais plus ils sont gros, plus ils sont indolens. Je crains bien davantage les petites couleuvres, qu’on ne voit pas dans l’herbe, et dont le venin est d’ailleurs beaucoup plus actif.

Tout cela était dit dans un français bretonnant où le castillan se faisait jour par quelques endroits. Pendant ce temps, la mulâtresse se leva et alla chercher une jolie petite fille toute nue, âgée de douze à quinze mois, et blanche comme une Irlandaise. C’était le fruit de son union avec l’étranger. Elle la portait à la mode du pays, c’est-à-dire à cheval sur son flanc. L’enfant regardait de ses grands yeux bleus, un peu effrayés, l’inconnu qui troublait ses petites idées sur l’étendue du monde des vivans. Je lui mis une pièce de monnaie dans la main. Il n’en fallut pas davantage pour dissiper ses défiances instinctives, et, la mère s’inspirant des joies lumineuses de sa fille, je ne fus bientôt plus un étranger pour personne. Pour le brave Breton, j’étais le seul compatriote qui l’eût visité depuis trois ans.

Je fis le tour de son établissement agricole. Il se composait d’une centaine de bouquets de bananiers toujours chargés de régimes, dont l’enceinte avait pour unique barrière le San-Juan et la forêt. Un énorme sapotier de 30 mètres de jet avant la première branche ombrageait la maison et la bananerie comme un gigantesque parasol. Pas la moindre trace de culture potagère ou florale. Mon hôte avait pris la vie indienne au sérieux. Le meuble le plus intéressant de son domaine était un hamac à franges rouges, suspendu entre deux piliers de la galerie, et d’où le regard embrassait sans fatigue l’éternel panorama des grands arbres et du grand fleuve.

Deux heures après cette rencontre, nous arrivions à la fameuse bifurcation qui donne naissance au Rio-Colorado. Un banc de sable presque à fleur d’eau formait la pointe du delta. Ce banc, qui se déplace et change de forme chaque année, n’est pas sans influence sur le volume d’eau qu’absorbe le Colorado au détriment de l’autre issue. C’est du reste un admirable spectacle que ce dédoublement d’un majestueux bassin qui n’a pas moins de 600 mètres de large, et dont les deux branches se développent à droite et à gauche à travers deux avenues de forêts d’une égale magnificence. Le San-Juan prend alors un caractère grandiose qu’il ne quitte plus jusqu’au rapide de Castillo. Ses rives s’étaient progressivement élevées ; parfois j’entrevoyais des collines lointaines au-dessus de leurs impénétrables murailles. Je crus même distinguer sur ma gauche la silhouette bleuâtre de la sierra costa-ricaine. Plus nous avancions, plus la végétation devenait vigoureuse. Toutes