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dans la nuit à 15 degrés sous l’influence d’une pluie fine et pénétrante. L’envoyé du gouvernement avait apporté quelques provisions de San-José, entre autres un poulet rôti et des petits pains de maïs enveloppés d’une croûte de froment qui me parurent exquis. Tout le monde se plaça autour du feu sur des peaux de bœufs déroulées. Je vidai ma dernière bouteille de cognac dans les tasses de coco de mes compagnons. Ramon fit du café dans une vieille bouilloire, le sucra avec des fragmens d’un bloc de mélasse couleur chocolat, et quand la calebasse, pleine de ce breuvage alpestre, eût été épuisée, chacun s’endormit dans son berceau de cuir, sans souci de la pluie et des vapeurs, à la lueur intermittente des dernières flammes du foyer.

Malheureusement je ne pus en faire autant sur mon tronc d’arbre. Le dur contact du bois n’était pas du tout amorti par une double couverture, et ma philosophie fut impuissante à bercer mes membres endoloris et mes nerfs irrités. Il me fallut donc attendre le jour avec une impatience augmentée par les bruits discordans du dehors, que dominait de loin en loin le sourd grondement d’un singe nommé, je crois, le kongo, qui rugit comme un lion. Or, de tous les inconvéniens d’un pareil voyage, l’insomnie est le seul auquel on ne s’habitue pas, le seul qui devienne à la longue intolérable. Si j’ai un conseil à donner aux explorateurs futurs de l’Amérique centrale, c’est de ne pas s’embarquer sans un lit portatif, ou du moins sans un bon hamac muni de sa moustiquaire. Par cela seul qu’ils auront passé une nuit en paix, ils trouveront le lendemain les haricots noirs savoureux, les tortillas de maïs délicieuses et le café à la mélasse parfumé. Faute d’avoir pris cette utile précaution, j’étais d’assez mauvaise humeur le matin du jour où j’allais enfin rencontrer une existence sociale, des cités et un gouvernement, où j’allais presque découvrir un petit monde à peu près inconnu en Europe.

Deux heures après avoir quitté ce rancho primitif, type de la posada centro-américaine, j’atteignais le point culminant de la montée, le col qui débouchait au sud sur le plateau de Costa-Rica. Il y avait là de vastes éclaircies de bois, au centre desquelles un grand bâtiment fermé, appartenant au gouvernement, servait à la fois de magasin pour des outils et des matériaux et de refuge aux ouvriers qui travaillaient à l’établissement de la route. À cette hauteur de huit mille pieds, dit-on, l’horizon s’élargissait sensiblement, mais ne laissait encore voir qu’une enceinte de collines dominée par des pitons volcaniques. La pluie avait cessé ; le chemin que nous suivions était devenu presque carrossable ; la descente commença. Tout à coup Ramon me cria d’arrêter, et me montrant au loin, à ma droite, une ligne bleue qui se fondait avec le ciel : — Voilà Punta-Arenas, me dit-il.