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Cette idée impériale ou de domination universelle que Charles-Quint représente au XVIe siècle, dont l’Espagne est le porte-drapeau et la victime, a voyagé dans bien des têtes, passé par bien des métamorphoses et suscité bien des luttes ; elle conduit toujours aux mêmes résultats sous quelque forme qu’elle apparaisse, parce que si elle répond aux instincts ambitieux de l’âme humaine et fascine par instans les imaginations, elle jette l’humanité dans le hasard des crises violentes et met le peuple qui sert d’instrument dans la condition singulière d’aliéner sa propre indépendance intérieure pour se précipiter sur l’indépendance des autres peuples ; elle conduit à l’impossible. Changez les noms et les dates, Charles-Quint s’appellera Napoléon, et la France sera l’Espagne. Le jour où Napoléon, d’empereur français qu’il s’était fait, se sentit en quelque sorte devenir empereur d’Occident, il se passa pour notre pays quelque chose de semblable à ce qui arriva pour l’Espagne le jour où Charles-Quint fut élevé à l’empire. La France, en paraissant grandir avec celui qui la personnifiait ; fut réellement atteinte dans son individualité et dans les conditions naturelles de sa politique. Elle aussi, elle se vit jetée dans une voie où, pour servir des desseins étrangers aux considérations de sa propre grandeur, elle se créait des embarras, des inimitiés, des défiances, une nécessité permanente de combat qui l’épuisait à la poursuite d’une artificielle puissance. Ce ne fut plus la France avec ses intérêts de nation, ce fut le soldat d’un génie impétueux qui embrassait le monde. Si le sagace et opiniâtre Charles-Quint, au lieu d’envelopper l’Europe dans le réseau de ses armées et de sa diplomatie, eût été seulement roi d’Espagne comme le lui disait le campagnard du Pardo, il eût tourné ses vues vers le Portugal, fondé la puissance espagnole au midi entre les deux mers, et la Péninsule aurait eu dès cette époque ce qui n’est encore qu’un rêve, ce qui est plus difficile à réaliser aujourd’hui qu’autrefois. Si Napoléon, au lieu de prétendre dominer le continent, se fût attaché à ce qui intéressait réellement notre grandeur, il eût songé avant tout à asseoir la France forte et satisfaite de la paix de Lunéville, et la France, inexpugnable dans les frontières qu’on l’avait contrainte à conquérir, n’eût pas payé plus tard de ces avantages qui la touchent la rançon de conquêtes impossibles.

L’un et l’autre, l’empereur du XVIe siècle et l’empereur de notre temps, en dépassant le but, restèrent les hommes de leur idée plus que du pays qui faisait leur principale puissance. Par une coïncidence curieuse, au sein de ces deux règnes séparés par tant d’années, il y eut une sorte de protestation presque identique née d’un même instinct de conservation nationale. Ce que la commission du corps législatif de 1813 fut pour Napoléon, dans un mauvais moment,