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jette tout par les fenêtres plus fort que jamais. » Il en fut de même quand il fallut éclairer la ville, où on ne pouvait se hasarder le soir. Un jour le roi eut l’idée de canaliser le Tage et de le rendre navigable. Une commission fut nommée : elle répondit que si Dieu, qui est tout-puissant, avait voulu rendre le Tage navigable, il le pouvait sans aucun doute, et que s’il ne l’avait pas fait, c’est que cela ne devait pas être.

Dans cette bizarre résistance, il y avait la haine de la nouveauté et il y avait aussi la haine des étrangers accourus en Espagne avec les Bourbons et associés à leur gouvernement. Cette haine se concentra surtout contre le marquis d’Esquilache, que Charles III avait amené de Naples et dont il avait fait son ministre des finances. Don Leopoldo de Gregorio, marquis d’Esquilache, de Valle Santorro et de Trentino, prince de Santa-Elia, était un Sicilien de parole exubérante, d’une prodigieuse activité d’esprit, nullement homme d’état, mais inventif et hardi dans le maniement des affaires. C’était, à vrai dire, un personnage curieux, lieutenant-général sans avoir jamais servi, qui avait fait de son fils encore au maillot un administrateur de la douane de Cadix, dont la femme, doña Pastora, était accusée de vendre les grâces, et qui à travers tout avait fait plus de bien que de mal par son zèle plein de ressources, par l’entrain avec lequel il s’appliquait à réorganiser les finances, à simplifier l’administration, à développer des institutions utiles et à faire vivre le peuple à bon marché. On lui en voulait peut-être moins du soin qu’il prenait de sa fortune que de son activité réformatrice et surtout de sa qualité d’étranger. C’était le vice irrémédiable qui attirait sur lui une effroyable impopularité.

Rassemblez maintenant ces quelques traits d’une situation compliquée, l’animosité batailleuse d’un clergé menacé dans sa domination, l’antipathie aveugle du peuple contre les nouveautés, l’aversion d’un certain instinct national irréconciliable pour tout ce qui est étranger ; vous aurez le secret d’un des plus étranges épisodes de ce moment du XVIIIe siècle espagnol, d’une de ces explosions subites où le peuple porte son impétuosité furieuse, et où se dissimulent souvent d’autres calculs, d’autres ambitions, qui n’attendent que le succès pour s’emparer des événemens et avouer leur complicité.

Une des plus merveilleuses fatuités de notre temps est de croire qu’il a tout inventé, même l’émeute. Nous avons vu de nos jours, il est vrai, pour ne point sortir de l’Espagne, des reines changer des cabinets, signer des constitutions sous l’étreinte de la sédition, le peuple armé parcourir les rues et demander la vie des ministres dont il commençait par brûler les maisons ; ce n’était, à tout prendre,