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ont de trop absolu ou de trop hasardé, mais dans leur essence même : pour les redresser, on les affaiblit ; on les obscurcit pour les étendre. Bientôt les difficultés vous obsèdent, les doutes vous pressent, et après avoir essayé de corriger une doctrine par une autre, et de négocier une transaction entre des principes contraires, on faiblit, on succombe, et, rejetant tous les systèmes successivement essayés, on renonce même à toute tentative de philosophie, et l’on se décourage de la raison. Il n’y a plus alors que deux recours : l’insouciance, qui ne veut ni penser ni croire, et qui laisse tout aller sans rien comprendre, ou un retour aveugle à la tradition sans examen. Combien se font croyans par scepticisme et dévots par incrédulité, comme si la religion devait être le coup de désespoir de la raison ! La politique fait passer les esprits par les mêmes épreuves : on s’attache d’abord à certains principes, puis on en doute, puis on n’en a plus, enfin on devient indifférent ou absolutiste.

C’est être pratiquement l’un ou l’autre que de garder ses idées pour la spéculation, que de les déclarer inapplicables, trop bonnes pour le temps, pour le pays, pour l’humanité, que de se repentir d’avoir compté sur leur triomphe, et de mettre au rang des chimères les meilleures espérances de la révolution française.

Il en est une en effet qui, une fois réalisée, a été frustrée encore par les événemens. La France a perdu la liberté politique sous la forme parlementaire. Ce n’est pas nous qui voudrions amoindrir le sentiment d’une pareille perte. Une nation qui laisse échapper la liberté politique perd sa couronne, et ni la prospérité ni la gloire ne sont un dédommagement, car la liberté n’exclut ni la prospérité ni la gloire ; mais enfin, si précieux que soit un bien, si amer que soit un revers, ce qu’on a perdu ne doit point faire oublier ce que l’on garde, et peu de malheurs sont irréparables pour qui ne s’abandonne pas soi-même. Si le ressentiment, la défiance, le mépris, ont leur place dans un pays agité par des révolutions successives, ils ne doivent pas guider la vraie politique, et un patriotisme boudeur cesse d’être du patriotisme, La société française reste le plus grand phénomène de notre siècle, et je ne puis comprendre ceux qui n’en parlent que du ton de la pitié et de la désolation.

L’égalité est à la fois la passion et le grief. Tout le monde en veut et tout le monde s’en plaint, si bien qu’il faut presque louer M. Renouard d’avoir eu le courage de la défendre. Il n’y a guère dans la société de torts et de défauts imputables à la nature humaine dont on ne se prenne à l’égalité. Cherchons un peu ce qu’il en faut penser.

L’idée, encore vague et fort peu pratique, de l’égalité n’est pas nouvelle. Il y a longtemps qu’aux privilèges de la naissance ou de