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Tous ceux-là courent donc la chance de subir quelque jour un déchirement dans la contexture de leurs idées. Attentifs aux découvertes réelles ou fausses, ils ne peuvent s’empêcher de comparer sans cesse ce qu’ils apprennent à ce qu’ils croyaient savoir. S’il en est parmi eux qui soient doués de passion et de génie, et qui aient une soif plus ardente de vérité et de certitude, ils ne se reposeront plus. Fatigués par l’incessante révision de leurs jugemens passés, inquiets du flambeau qui leur fut transmis pour traverser la nuit de ce monde, et dont le vent de la dispute fait à tout moment vaciller la flamme, ils cherchent partout un refuge contre la tempête d’objections qui les poursuit. Longtemps encore ils se tiennent sur le sol de leur foi première ; mais quelque jour il arrive que ce sol leur semble peu ferme, et, soit qu’en effet il se dérobe sous eux, soit qu’un vertige les ait pris, ils sentent qu’ils marchent sur le vide. Alors, ou bien le désespoir les prendra de toute solution sur les vérités dont dépend la vie morale et véritablement humaine, et ils se livreront aux instincts de la vie animale, ou bien ils se mettront à l’œuvre difficile de recomposer eux-mêmes sur un autre plan la synthèse de leurs pensées. Telle est l’histoire de bien des esprits de ce temps, qui, élevés dans la croyance littérale du christianisme, n’ont pu la conserver intacte, et qui, par des corrections plus ou moins raisonnées, plus ou moins téméraires, l’ont modifiée pour leur usage. Telle a été aussi l’histoire de Lamennais, si ce n’est que celui-ci, doué de facultés éminentes, ambitieux d’agir sur les autres, et ressentant surtout le besoin de l’unité des esprits et de la communion des prières, ne borna point son effort à lui-même, et tenta de rajeunir toute l’église par l’infusion d’un nouveau principe et d’une sève plus abondante.

Tout ce qui peut former une jeune âme à la piété agissante, passionnée, exclusive, il le trouva dès l’enfance dans une famille où les mœurs antiques, la noblesse des sentimens, la culture de l’esprit et une affectueuse reconnaissance envers l’ancienne constitution religieuse et monarchique de la France se fortifiaient de l’énergie particulière à la population, bretonne, dont ses ancêtres, dit-on, reproduisaient d’une manière remarquable le caractère absolu et opiniâtre. Son père, après s’être enrichi par le négoce, avait rendu au peuple pendant une disette de grands et généreux services, ce qui lui avait valu de la part du roi Louis XVI des lettres de noblesse assurément bien méritées ; en revanche la révolution et la guerre causèrent sa ruine. Outre ces premières impressions, déjà si puissantes sur une jeune âme, l’enfant, dès sa onzième année, reçut encore dans sa vive imagination les sombres tableaux de la tyrannie révolutionnaire, en assistant dans la maison paternelle aux messes nocturnes et clandestines d’un prêtre non assermenté. On peut juger de