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déisme, celui-ci à l’athéisme, et l’athée au scepticisme absolu, les poussant tous ensemble « à ce dernier terme où finit l’être intelligent. » Il était beau d’entendre une logique perçante affirmer victorieusement que « si quelques esprits engagés dans ce chemin de la mort ne le parcourent pas en entier, ce n’est pas leur force, c’est leur faiblesse qui les arrête. » Cependant cette logique à outrance présentait un côté suspect facile à apercevoir, car si hors de l’église il n’y avait que mort intellectuelle, il était probable qu’il en paraîtrait quelque chose dans les pays protestans : les mœurs, la vie publique, la société, l’état, s’en devaient ressentir. Il serait ridicule de supposer qu’une nation morte dans son intelligence vécût néanmoins dans tout le reste, dans tout ce que l’intelligence seule peut animer et soutenir. Lors donc que Lamennais condamnait au néant les nations hérétiques et prononçait leur oraison funèbre, on ne pouvait s’empêcher de lever les yeux pour vérifier le fait, et on voyait la plupart d’entre elles aussi florissantes pour le moins que les nations catholiques ; était-ce leur « faiblesse » qui les conservait si fortes ? Ensuite, lorsque parut le second volume, où l’idée s’éclaircissait, se développait, où la brèche était ouverte contre la raison individuelle, et celle-ci démolie dans tous ses élémens, les objections redoublèrent : on demandait ce qu’était cette raison générale qui devait précéder, dans l’ordre des connaissances, les raisons particulières, s’il y avait un genre humain sans individus, si la multiplicité n’avait pas pour principe l’unité. Sans doute l’assentiment de tous est une puissance nouvelle pour la vérité, et une pensée, une découverte individuelle devient plus certaine quand elle se vérifie par le témoignage universel ; mais ce témoignage même n’est qu’un jugement de la raison de chacun, simplement dégagée des causes étrangères à elle-même qui peuvent l’obscurcir dans les individus. Tout cela était manifeste ; ce qui est étonnant, c’est qu’on prît au sérieux ce qui n’était, ainsi que nous l’avons montré, qu’une stratégie de controverse.

Les reproches devinrent autrement graves quand l’on considéra l’application du nouveau système à la discussion religieuse, que ce novateur désorientait entièrement. — Les anciennes preuves sur lesquelles nous avons fondé notre foi, s’écriait-on, sont-elles donc si mauvaises qu’il faille maintenant les renier ? Pourquoi ne pas s’y tenir ? — « Cela serait bon peut-être, répondait Lamennais dans sa Défense, s’il avait plu aux hommes de s’en tenir aux anciennes erreurs. Sommes-nous dans le même état où nous étions il y a cinquante ans ? Ne s’est-il opéré aucun changement dans les esprits et dans la société ? L’arbre de la science du mal a-t-il cessé de produire des fruits ? S’est-on arrêté dans le désordre ? Une force terrible emporte le monde, et l’on dit : Pourquoi marchez-vous ? » Sans doute, répliquait-on, il faut marcher, mais dans le chemin de nos