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Dès ce moment, la nouvelle philosophie semble s’envelopper dans la politique ; la loi du sacrilège et des écoles ecclésiastiques, les noms de M. Frayssinous et de M. Feutrier, répandent plus de passion dans la dispute. À ces bonnes nouvelles, le zèle des Romains s’échauffe à son tour, ils applaudissent à cette explosion inattendue d’un ultra-montanisme français ; la doctrine de la raison générale et de l’autorité du genre humain en profite, y puise des forces : le collège romain ne résiste presque plus ; il lâche Condillac et Locke ; il va se convertir. « Dans trois années, écrit à Lamennais un de ses plus chauds partisans de Rome, l’université changera tout à fait ses doctrines politiques et philosophiques. Ce bien est réel, plus que ce qui se fait ailleurs, car il se fait au centre. Le bon Dieu vous a destiné à faire une révolution dans les doctrines dont vous-même ne vous doutez pas. Qu’il me tarde, mon cher ami, de vous envoyer mes premiers volumes et de vous donner le plaisir de voir vos principes et vos doctrines devenus la base de l’enseignement dans la ville éternelle ! » Le pape Léon XII ne voyait point le père Orioli sans lui demander des nouvelles de Lamennais, et dans son cabinet il n’y avait point d’autre ornement que le portrait lithographie de Lamennais et un crucifix ! Ce fut alors que, jugeant l’heure venue d’obtenir pour sa doctrine une consécration plus haute et plus inattaquable que les approbations du maître du sacré palais, l’auteur de l’Essai choisit pour son interprète et chargea de sa négociation un de ses amis, le comte de Senfft, diplomate autrichien en ce moment à Rome, « esprit sérieux et nature mélancolique, dit M. Forgues, catholique très fervent, moins absolutiste cependant qu’on ne pourrait le croire d’un agent de M. de Metternich et d’un chrétien fort attaché aux jésuites. »

Cette correspondance assez volumineuse avec le comte, la comtesse de Senfft et la comtesse Louise, leur fille, est sur le ton d’une vieille amitié, tour à tour grave et familière. On y rappelle les joyeuses soirées d’autrefois, « les bons rires » de la rue du Bac ; on y raconte les anecdotes du jour, celle-ci par exemple : le bruit avait couru à Rome que Lamennais serait promu au cardinalat. Quelqu’un s’étant aventuré jusqu’à y faire allusion en présence du pape, celui-ci ne répondit rien ; mais comme on parlait ensuite d’un autre prétendant qui, se croyant sûr de sa promotion, avait d’avance acheté son costume : « Pour celui-là, dit le pape, il peut vendre sa pourpre, car les mites pourraient bien s’y mettre. » En ce qui concerne notre sujet, on peut suivre presque jour par jour dans cette correspondance les inquiétudes, les désirs, les conjectures de Lamennais relativement à l’éclatante manifestation qu’il espère. Il presse, il gémit ; deux motifs surtout reviennent sans cesse : l’opportunité, car le monde est prêt et attend ; l’urgence, car une grande révolution se prépare. Sous la résignation filiale, partout on devine l’impatience secrète, parfois