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avait été le collaborateur et l’ami. Ses deux fils purent ainsi continuer les études qu’ils avaient commencées à l’université de Pensylvanie, et il n’eût tenu qu’à eux d’y devenir de grands mathématiciens : mais telle n’était pas leur vocation. Charles-Robert surtout, passionné de bonne heure pour l’art qui a fait sa renommée, ne voulait entendre parler d’aucun autre travail que la peinture. Sa mère, ne possédant point les ressources nécessaires pour défrayer les longues études que réclame l’éducation d’un artiste, songea un moment à le faire entrer dans un atelier de gravure ; puis, pressée de le voir en état de se suffire, elle le plaça en qualité de commis chez le principal éditeur-libraire de Philadelphie, M. Bradford. L’enfant y fut traité avec bonté ; mais son patron, qui le voyait employer à barbouiller d’informes croquis les heures précieuses qu’il eût dû consacrer à la tenue des livres, semblait fort médiocrement satisfait de ces dispositions si précoces et si obstinées. Un incident, amené par le hasard, vint le faire changer d’avis.

Entre Garrick et Kean, dans l’histoire du théâtre anglais, on trouve une renommée passagère qui grandit vite et s’éclipsa brusquement : c’est celle de George Frederick Cooke, qui, dans certains rôles, égalait, de l’aveu de tous, et son prédécesseur et son successeur[1]. Son arrivée en Amérique (en 1811) fut accueillie avec cet enthousiasme bruyant, excessif, dont les explosions, si elles n’ont pas toujours le mérite du plus parfait à-propos, ne laissent pas de trahir une jeunesse, une vitalité surprenante. On n’en était pas encore à dételer les chevaux d’une danseuse célèbre ; mais plus d’une fois Frederick Cooke trouva strictement bloqué par la foule, et trente-six heures d’avarice, le théâtre où il allait jouer. « Messieurs, criait-il un jour aux groupes qui refusaient de s’ouvrir devant lui, je vous dirai comme ce gentleman qu’on menait pendre : Si je n’arrive, la farce est manquée. »

L’apprenti libraire, dont nous avons raconté les débuts dans la vie, trouva moyen, grâce à quelques protections subalternes, de se glisser jusqu’aux frises du théâtre où jouait Cooke. Il le vit dans presque tous ses principaux rôles, et la vivacité des émotions que lui causait cette initiation dramatique donna sans doute un caractère spécial à une esquisse, tracée de mémoire, où il avait voulu reproduire les traits du tragédien à la mode. Son patron surprit ce dessin, qui le frappa. Un de ses amis, auquel il le montra, et qui s’intéressait déjà au jeune commis, partagea cette admiration. Il

  1. Il jouait Lear mieux qu’Edmund Kean, et Richard III mieux qu’on ne l’avait joué depuis Garrick. Son triomphe était le rôle de sir Pertinax Mac Sycophant dans The Man of the World.