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sont en outre ceux qui, sans être prévenus d’aucun crime ni d’aucun délit, peuvent être injustement privés de leur liberté : or qui, même parmi les plus circonspects, peut être assuré de n’être pas un jour victime d’un ordre illégal de détention ?

« Savez-vous le moyen de s’en garantir ? écrivait un éminent publiciste, républicain il est vrai, mais cependant ami de la liberté légale, Armand Carrel. C’est qu’il n’y ait plus nulle part de pleins pouvoirs en disponibilité propres à passer de main en main, d’un gouvernement à un autre, d’une cour à une multitude, et, pour en empêcher le retour, il suffit que les citoyens ne veuillent pas les souffrir. » La liberté n’est féconde que lorsqu’elle est passée des textes dans les mœurs ; elle reste stérile tant que les citoyens ne sont pas convaincus que les petites transgressions de la loi peuvent conduire aux grandes violations. C’est parce que la liberté n’était pas entrée dans les mœurs qu’aux jours néfastes de la révolution tant de forfaits ont pu impunément se commettre. C’est parce qu’il se trouvait des hommes pour se laisser arbitrairement enlever de leurs demeures et entasser dans des dépôts de suspects qu’il y a eu des égorgeurs. Là où il y a beaucoup de timides pour supporter une telle tyrannie, il y a beaucoup de misérables qui sont disposés à se faire tyrans. La liberté individuelle, au moins dans un intérêt personnel bien entendu, ne doit donc, en aucun temps, être indifférente à personne.

Mais quand on n’y attacherait pas de prix pour soi-même, faudrait-il en faire bon marché ? « Lorsque la liberté d’un sujet est atteinte, c’est une provocation à tous les sujets de l’Angleterre, » disait un juge anglais dans l’affaire d’un accusé qui était venu en aide à son voisin pour le défendre contre une arrestation injuste : belle parole qui témoigne combien il importe à la pratique de la liberté que les intérêts de chacun soient les intérêts de tous ! Le jour où cette maxime sera devenue en France une vérité générale au lieu de ne sembler qu’un paradoxe, l’opinion transformera peu à peu nos lois, et donnera pacifiquement accès dans notre droit public à toutes les garanties nécessaires. La liberté individuelle ne sera plus dès lors exposée à rester en souffrance, ne fût-ce qu’au détriment d’un seul, et la détention préventive, prémunie contre tout abus, ne sera plus pour aucun citoyen une menace ni un danger.


LEFEVRE-PONTALIS.