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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/130

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« Elle vit Tékéli déjà repoussé par le bonheur. Les hommes, la fortune, tout le trahissait ; la main puissante de Vienne l’avait enfermé dans les chaînes de la Turquie, et ici, à Munkaçs, écoutez !… C’est l’artillerie de Karaffa qui attaque la forteresse.

« Mais les murailles invincibles sont toujours debout ; Ilona aussi est toujours là, pleine de force et d’espérance… Les balles des assiégeans commencent à pénétrer dans le burg ; en voilà une qui s’est arrêtée dans le velours du fauteuil.

« — O Dieu ! s’écrie la châtelaine, ma race n’a-t-elle pas assez souffert ? Quand détourneras-tu ton bras vengeur ? » Et elle demeura là, immobile, désespérée, la noble dame si belle, semblable au noble cèdre courbé par la tempête.

« — J’ai laissé le livre ouvert. Eh bien ! la plume à la main, que faut-il que j’y écrive ? Seront-ce des jours de lumière ou de ténèbres ? Voyons, qu’ordonne le destin ? » Et, la plume dans sa belle main blanche, elle attend, immobile, les ordres que le destin va dicter.

« Tout à coup la porte s’ouvre ; un message arrive de Vienne, apportant à Ilona des nouvelles de Boldizsár, son frère : « — Je viens te parler de ton frère, ô noble dame ; Es-tu assez forte pour m’entendre. — Parle, dit la châtelaine ; je sais qu’il est en prison, innocent et condamné.

« — Il n’est plus en prison ! dit le messager d’une voix sombre. Après bien des années, enfin la vérité s’est fait jour ; mais, hélas ! qu’importe la liberté à l’homme qui a vieilli avant l’âge ? Son âme, frappée de folie, est toujours enfermée dans le noir cachot.

« — Que Dieu me soit en aide ! » s’écrie la noble dame, et elle retombe sur son siège, comme le rocher qui s’affaisse quand la terre tremble et s’entr’ouvre. « — Le dernier, des Zrinyil ajoute-t-elle avec un soupir sorti du fond de son âme. O mon Dieu ! as-tu encore en tes mains quelque autre couronne d’épines ? »

« Le messager s’est retiré ; derrière lui, pâle de terreur, pâle et blanc comme la muraille, arrive le gardien du burg. « — Sauve-toi, sauve tout ce qui t’est cher. Point de retard, le péril est grand ; Absalon, ton scribe aux cheveux roux, nous a trahis.

« Pendant trois longues années, tu t’es défendue en héroïne ; ta dernière forteresse, Munkaçs, est aux mains de l’empereur. La prison t’attend, toi et ton fils, aux bords de la Wien… » Il parlait encore, lorsque tout à coup Karaffa est devant eux.

« — Karaffa dans cette salle ! Ah ! le ciel me châtie cruellement ! » s’écrie la châtelaine abattue ; mais bientôt elle retrouve son viril courage. « Eh bien ! soit, général, accepte le plus grand sacrifice que je puisse faire ; porte mon hommage à Vienne, puisqu’il le faut.

« Moi et mon peuple, à partir de ce jour, nous vous rendrons loyalement hommage. Mon fils sera le garant de ma parole, je ne puis donner davantage. Il faut une nécessité bien cruelle pour qu’une mère se laisse arracher son enfant ; mais aussi, en échange, vous ouvrirez à mon mari les portes de sa prison. »

« Elle dit, et elle presse son fils entre ses bras, et longuement, longuement, en versant des flots de larmes, elle lui baise le front, elle lui baise le