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l’injustice avant de faire connaître ce qu’il vaut et d’établir son droit par la puissance de son bras. Le frère aîné de Toldi, qui s’est poussé par l’intrigue à la cour de l’empereur, méprise fort le fils de sa mère, demeuré simple paysan ; il le malmène, l’accable de dédains, lui extorque sa fortune et l’obligé à fuir du logis paternel. Toldi vit longtemps caché dans les bois. À la fin cependant c’est lui qui sauve la Hongrie d’un ennemi féroce et redouté. M. Arany a jeté sur cette légende tout l’éclat de sa poésie. Tantôt familière et naïve comme les vieux poèmes, tantôt mâle et hardie, sa langue a mille ressources : est-il bien sûr seulement d’avoir compris le sens exact du récit qu’il s’est proposé de rajeunir ? Ces deux frères du XVIe siècle, c’est la noblesse et le peuple, la noblesse magyare et le peuple des campagnes. Pierre Illosvai voulait dire aux hommes de son temps : « Fiers magnats, fils d’Arpad, maîtres des droits iniques et des privilèges barbares, ce peuple que vous dépouillez, que vous foulez aux pieds, c’est lui qui en mainte occasion a sauvé la patrie. » Je comprends ces symboles dans le récit du vieil auteur ; publié aujourd’hui, le poème de Toldi n’a plus de sens. Avant les guerres de 1848, dans la mémorable diète de 1847, la noblesse magyare a détruit les lois du moyen âge ; elle a renoncé elle-même à ses privilèges, elle a fait volontairement ce que la noblesse russe ne fait aujourd’hui que contrainte et forcée : elle a voté l’affranchissement de la terre et de l’homme qui la cultive ; elle a réuni dans le droit commun tous les enfans de la même patrie pour les préparer à réclamer tous ensemble et à exercer pacifiquement un droit plus élevé encore, le droit de l’indépendance nationale. Voilà pourquoi le sujet de ce poème me semble mal choisi, et pourquoi Jean Garay, si attentif à la signification qu’il attache à ses œuvres, est supérieur, selon nous, à M. Jean Arany.

Il ne faut pas ménager les avertissemens à la littérature d’un peuple qui a de si sérieux devoirs à remplir. Un des plus grands dangers auxquels est exposée la Hongrie, ce sont les rivalités des races qui peuplent son territoire. À côté des Hongrois, il y a des Saxons, des Slaves, des Roumains, établis sur le même sol et longtemps soumis, quoique résistant toujours, à la domination des successeurs d’Arpad. Si l’Autriche, en 1848, n’avait pas profité de ces divisions séculaires, la Hongrie eût-elle succombé dans la lutte ? Ces divisions sont effacées ; les Magyars ont reconnu tous les droits ; Slaves, Saxons, Valaques, se sentent aujourd’hui les fils d’une patrie commune, et ils réclament d’une même voix les droits de la terre où ils sont nés. Ayez soin cependant que ces antiques haines n’éclatent pas de nouveau, veillez sur vos paroles, écartez les souvenirs funestes : — voilà ce que je dirais aux Hongrois, et c’est précisément ce que leur répétait hier un homme qui les connaît et qui les