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Cette marche de Rákóczy, la mélodie la plus chère aux Hongrois, est une espèce de Marseillaise magyare ; elle rappelle à tous les héroïques luttes que les princes de Transylvanie soutinrent pendant deux siècles contre la maison de Habsbourg. La tradition prétend qu’elle fut composée au XVIIe siècle par un Bohémien. François II de Rákóczy, le fils d’Hélène Zrinyi et l’un des plus redoutables adversaires de l’Autriche, s’était pris de passion pour ces accens à la fois si doux et si forts, si plaintifs et si terribles, qui répondaient à tous les mouvemens de son cœur. Chaque fois qu’il se préparait à livrer bataille aux impériaux, il faisait jouer la marche du Bohémien. D’abord c’étaient des soupirs, des gémissemens, des sanglots à fendre le cœur. Et comment n’eût-il point senti le charme de ces lamentations, lui qui se rappelait la destinée de sa mère ? comment n’eût-il pas eu le goût des pleurs, lui qui, par sa mère Ilona et par son père François Ier de Transylvanie, rassemblait en sa personne tous les tragiques souvenirs des deux plus illustres familles de la nation magyare ? Les Zrinyi, les Rákóczy, deux races de héros, étaient unis au fond de son cœur, et de quel poids pesaient tous ces grands morts ! que de nobles figures outragées, que de généreuses victimes, que de martyrs il portait en lui-même ! À cette pensée, il pleurait, il sanglotait tout bas comme le violon du Bohémien, puis tout à coup éclatait la mélodie vengeresse ; c’étaient des cris héroïques, la clameur de l’homme qui va détruire enfin l’injustice et venger ses aïeux insultés. Bataille ! disait la musique, et l’on entendait le cheval qui hennit, le hussard qui s’élance, le sabre qui frappe le sabre, le Hongrois qui terrasse l’Autrichien. Alors François II de Rákóczy donnait le signal du combat, et gagnait ces victoires qui faisaient trembler l’empereur Charles VI.

La marche de Rákóczy est devenue si chère aux Hongrois, elle exprime si vivement leur douleur et leur espérance, elle excite de tels frémissemens dans ces âmes impétueuses que le gouvernement autrichien, à de certaines époques, a proscrit l’air national comme un agent de sédition. Cette proscription a duré de 1830 à 1840, et elle a été renouvelée, comme on pense, en 1849. On a essayé aussi de substituer à la mélodie consacrée des accens qui parfois la rappellent, accens plus amollis toutefois, et qui berceraient les âmes au lieu de les réveiller. Vaine défense, stratagème inutile : la musique de la marche de Rákóczy vit dans le souvenir du peuple. Il y a bien longtemps, il est vrai, qu’elle n’a retenti en public sur les cordes d’un instrument. Quelquefois, dans un faubourg, dans un village, sur le chemin de la Puszta, un Bohémien qui passe la joue sur son violon ; on se rappelle alors les jours de bataille, et la grande image du chef qui l’aimait tant se dresse devant les esprits. « Ce