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goût passager, d’un engagement public ou du hasard, ce libéral dispensateur de tous les sujets de romans et de drames.

On ne peut guère en douter, ce n’est pas l’art qui a la primauté aujourd’hui et qui règne sur les esprits du droit de supériorité charmante. Un des traits les plus sensibles du temps présent au contraire, c’est la prédominance du métier sur l’art. Et qu’on y songe bien, le métier ne consiste pas spécialement dans la profession d’écrire, de faire des romans et des drames pour vivre, suivant une triste et maussade expression qui ne touche en rien à l’honneur des lettres ; il consiste bien plus encore dans tout un ensemble de procédés familiers, connus d’avance, facilement accessibles, imaginés pour suppléer à l’originalité de la pensée et de l’observation. Ce quelque chose d’entièrement indéfinissable, qu’on nomme la grâce en religion, et qui s’appelle l’inspiration en littérature, ce qui fait en un mot le poète, l’artiste, a diminué d’une alarmante façon pour faire place à une activité vulgaire et inépuisable. À défaut de la qualité, qui commence à se faire rare, qui est réduite à une défensive énergique en attendant de reprendre l’ascendant, vous avez la quantité, et si la compensation vous semble insuffisante, à qui faut-il s’en prendre ? Est-ce au public ? Est-ce à l’écrivain ? A l’un et à l’autre, je le veux, mais avant tout, peut-être à une cause plus générale et plus profonde.

Il y a eu un moment en effet, et ce moment n’est point encore si éloigné. de nous, où il s’est, produit un phénomène extraordinaire : c’est ce que j’appellerai l’irruption de la démocratie dans le domaine de l’intelligence et des arts. Le nombre des lecteurs s’est accru dans une proportion incalculable. Il s’est levé tout à coup, un public affamé d’une certaine nourriture d’imagination, affichant presque par vanité aristocratique le goût des arts, poursuivant les satisfactions d’esprit à bon marché et se jetant sur tout ce qu’on lui offrait, sans distinction, et sans choix, avec l’inexpérience d’un enfant excité et surpris. Les lois essentielles de l’art n’ont point changé par ce fait même et n’ont point cessé d’être ce qu’elles étaient ; mais toutes les perspectives se sont trouvées interverties et confondues, et il s’est formé dès ce moment, une littérature à l’image de cette démocratie nouvelle, une littérature qui a ses lois et ses règles, ses procédés et ses mœurs. C’est ainsi que s’est développée cette situation étrange, où on pourrait dire que tout s’écrit et que tout se lit, où le succès n’est nullement en raison de la supériorité de l’art, et où la littérature, sous prétexte de se populariser, s’abaisse elle-même sans élever assurément le niveau intellectuel de ceux à qui elle n’offre qu’un aliment banal. Le résultat, c’est l’invasion de la médiocrité bruyante et puérile, ayant sa place au soleil, satisfaite d’elle-même, et se prenant quelquefois au sérieux, parce qu’elle trouve des lecteurs. Dans cette marche aventureuse et, bizarre, sans doute le public surmené se plaint quelquefois des écrivains, et les écrivains à leur tour se plaignent du public, ou, d’une manière plus générale, de leur temps… Ni les uns ni les autres n’ont tort peut-être. Seulement le public se plaint, se sent vaguement pris pour dupe, et il achète, il dévore tout ce qu’on lui offre. Bien mieux, il a parfois d’incompréhensibles caprices et il met une sorte d’amour-propre à courir au-devant de la tromperie. La véritable, la sincère et modeste inspiration, il la dédaignera pour se laisser subjuguer par les habiletés, d’artifice et de spéculation.