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sur le terrain purement métaphysique où l’école s’est retranchée, rompant tout pacte avec les autres sciences. Conçu dans des proportions plus vastes, fondé sur ces sciences mêmes où l’université ne veut point se risquer, l’édifice n’apparaît dans son harmonie que si on le mesure, — qu’on me passe l’expression, — avec un compas plus ouvert. Aux yeux du psychologiste en effet, Leibnitz, génie tout mathématique, emploi trop exclusivement les procédés de l’ontologie et de la logique : porté aux abstractions et aux systèmes, il va droit à l’absolu, et sur les premiers principes il élève, ce que l’Allemagne appelle des constructions, c’est-à-dire des créations idéales, des théories bien liées, mais que la nature ne se croit pas obligée de réaliser toujours. S’il rencontre des vérités, c’est sur la route aventureuse de l’hypothèse ; il ne raisonne pas, il calcule, et l’on sait à quelles faussetés peut conduire cette inflexible langue des chiffres, quand on l’emploie hors de propos ; mais quiconque ne saura pas s’en servir comme lui ne pourra jamais expliquer comment et pourquoi le faux se trouve mêlé au vrai dans ses théories. La monadologie ouvre de merveilleux horizons : chaque être est un abrégé du monde, un raccourci d’abîme, selon le mot de Pascal ; il n’y a point de portion de matière si petite qu’elle ne contienne un monde infini de créatures ; l’infini est partout autour de nous et en nous ; tout est vivant, comme l’avait dit Pythagore, tout est plein d’âmes, depuis la matière brute, où palpite une vie confuse, jusqu’à l’homme illuminé par la conscience ; nul esprit n’est sans corps, nu corps sans esprit. Tout être est impérissable ; mais cet être, quelle en est la nature ? Rien n’est moins clair pour ceux qui veulent, comme M. Nourrisson, voir dans le monade une entité métaphysique, et qui repoussent la lumière que répand sur cette conception toute mathématique le calcul infinitésimal. La monadologie a du reste en elle-même des parties vicieuses ; prises telles quelles et acceptées avec les attributs imaginaires que Leibnitz se hasarde à leur supposer, les monades, étant incapables d’être influencées l’une par l’autre, et n’étant en rapport qu’avec le Créateur, ne peuvent avoir pour loi que l’égoïsme. C’est ainsi que Goethe, profondément pénétré de cet doctrine, ne faisait guère état des êtres aimans qui l’entouraient, et, ne voulant point laisser son âme se troubler au contact de la leur, les sacrifiait au commerce exclusif qu’il entretenait avec l’idéal. De même la loi de continuité, tirée de l’oubli par Leibnitz, et en vertu de laquelle il n’y a aucune interruption dans la série des êtres, paraît menacer la liberté humaine en ce qu’elle représente tous nos actes comme s’engendrant inévitablement les uns les autres ; mais d’autre part, cette idée, portée dans les régions scientifiques, crée le calcul infinitésimal et donne à la physique des lois vérifiées par tous les savans modernes, depuis Buffon jusqu’à Geoffroy Saint-Hilaire. D’après ce simple aperçu, l’on voit que M. Nourrisson n’a pas eu tort en reprochant à Leibnitz d’avoir trop employé en métaphysique l’hypothèse, procédé exclusivement mathématique, et dont l’usage ne saurait être étendu sans péril ; mais si, comme il est incontestable, la racine du système leibnitzien est précisément dans les mathématiques, n’est-ce pas fermer les yeux sur le côté le plus puissant du philosophe que de se refuser à étudier le mathématicien ? n’est-ce pas être injuste envers son œuvre que de se placer hors du terrain le plus solide où elle se fonde, et de se borner à la prendre en flagrant délit d’empiétement lorsque les rameaux