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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/258

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La lettre que nous avons reçue de Shang-haï porte la date du 28 mai 1860 ; elle ne contient encore qu’un aperçu général des mœurs du pays, des plaisirs, des fêtes et du théâtre des Chinois, sans toucher d’une manière précise aux questions que nous avons posées. Notre honorable correspondant nous promet plus tard de plus amples renseignemens. Laissons-lui un moment la parole :

«… Je ne vous parlerai de notre navigation de cinq mois que pour vous dire que dans nos différentes relâches au Cap, à Batavia, à Singapore et à Hong-kong, on lit beaucoup la Revue des Deux Mondes. La musique de chambre y est très cultivée par les Européens, parce que c’est la seule distraction qui rappelle la patrie… Je ne vous dirai rien des instrumens chinois qui sont connus en Europe et signalés par les auteurs qui ont écrit sur cet étrange pays mais les théâtres méritent une mention spéciale. Il y en a un grand nombre qui donnent des représentations en plein jour, aux abords des pagodes et sur les places publiques. On y représente des drames en beaux costumes et sans décors. Les acteurs se placent à l’ouverture des galeries de la cour, où il se fait une musique bruyante accompagnée de tam-tam qui ne plaît pas même aux indigènes. Dans les grandes villes, j’ai assisté à des représentations du soir dans de petites salles qui ressemblent un peu aux nôtres. Il n’y a pas de loges dans ces salles, mais des bancs disposés en amphithéâtre. De quatre heures de l’après-midi à minuit, on y représente ce qu’on pourrait appeler des opéras-comiques, on chante et on parle successivement, et le chant est accompagné d’un orchestre qui se tient au fond de la scène. Cet orchestre, composé d’un quatuor, lance des sons aigus et discordans sans préparation ni résolution, et qui m’ont fait penser au dernier opéra de Verdi, que j’ai entendu à Rome : il Ballo in Marchera. Les hommes chantent en voix de fausset pour imiter la voix des femmes, qui ne sont pas admises sur la scène chinoise. Les costumes sont magnifiques, un grand nombre de comparses animent la scène. Les pièces en général peuvent se comparer à notre ancien mélodrame, dont M. Pixérécourt est le Corneille. Ce sont des scènes attendrissantes, des combats, des bouffonneries, entremêlés de marches et de chant. Les décors sont dans l’enfance de l’art. De grosses enluminures couvrent le fond du théâtre ; il n’y a ni coulisses ni rideau. Sur le devant de la scène se trouve un petit autel couvert de fleurs, dédié au dieu de la folie. Vous voyez, monsieur, qu’il y a là une assez grande analogie avec le théâtre grec, avec l’autel de Bacchus et le chœur qui défilait autour. Le goût du spectacle est inné chez les Chinois. Chez tous les gens riches, il y a un petit théâtre, un assortiment de costumes et d’armes pour la scène.

« Notre armée vît au milieu des Chinois comme en France. Je me suis promené à Canton et à Shang-haï, dans l’intérieur de villes immenses, sans être inquiété ; au contraire notre uniforme est très bien vu des habitans, car nous les protégeons contre l’invasion des rebelles, qui de temps en temps viennent rançonner les habitans des villes du littoral. Une excursion dans ces rues où la foule vous coudoie et vous entraîne, au milieu de riches magasins si bien ordonnés, le silence de ce peuple qui ne s’occupe que de son industrie, tout cela produit sur vous un effet voisin du vertige. Il faut se faire porter en palanquin pour bien traverser ces rues, car les courses sont interminables