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de cinquante-six) qui composent le fusil à canon rayé pour se faire une idée des difficultés que rencontre cette industrie et de la manière vaillante dont les machines aplanissent tous les obstacles. J’avais cru longtemps que le fer et le cuivre étaient durs ; c’est une illusion dont il faut revenir quand on a visité l’arsenal de Woolwich et la manufacture d’Enfield. L’établissement emploie de douze à quatorze cents ouvriers, hommes et garçons. C’est un spectacle intéressant que de voir cette population sortir des ateliers au son de la cloche et se répandre vers le milieu de la journée dans les dix ou douze public houses du voisinage. Ces cyclopes altérés n’ont point, on le pense bien, la sobriété des machines, qui travaillent sans boire ni manger. « Plût à Dieu, me disait l’un des ouvriers, que je fusse comme elles ! » Une heure après, la même cloche qui a sonné le temps de la liberté sonné le temps du travail ; les cabarets sont aussitôt déserts, et un silence particulier aux ouvriers anglais se répand sur toute cette foule, qui regagne l’entrée de la fabrique. Déjà en effet la vapeur siffle et s’impatiente, comme si elle avait hâte de répondre aux demandes d’armes qui se succèdent[1].

Les Anglais, on le voit, donnent depuis quelques années une attention particulière à la fabrication des armes et du matériel de guerre. Tout le monde reconnaît aujourd’hui l’importance de cette branche de l’art militaire dans un temps où les progrès de la science tendent de plus en plus à effacer les forces individuelles et à les remplacer par l’adresse des soldats, la puissance des manœuvres, la précision des machines fulminantes et l’énergie des projectiles. Cette activité des arsenaux anglais succède, il faut le dire, à une certaine négligence ; au moment de la guerre de Crimée, l’épée de la Grande-Bretagne, de l’avis même des Anglais, s’était un peu rouillée dans le fourreau. Les causes de cette période de repos sont faciles à saisir. Durant le règne de Louis-Philippe, l’Angleterre avait cru aux assurances de paix que lui avait données le gouvernement français et que semblait fortifier l’état de l’Europe. Aucun nuage ne troublait l’horizon de la politique étrangère, et les Anglais profitèrent de cette trêve pour accroître leur commerce, leur industrie et leurs relations extérieures. Pendant ces dix-huit années de sommeil militaire, nos voisins ont fait des pas de géant dans la voie des améliorations matérielles. Lisez les journaux et les écrits politiques de ce temps-là : il semblait, à les entendre, que les portes du temple de Janus fussent pour jamais fermées. Des événemens que je n’ai pas besoin de rappeler vinrent démentir ces illusions. L’Angleterre se trouva engagée un peu au dépourvu dans une guerre contre un

  1. La demande des fusils a été très considérable en 1860 à Enfield ; il s’agissait d’armer cent trente mille volontaires.