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Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/383

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communiquée par Caroline à ce dangereux ami dans un premier mouvement de douloureuse rancune. Ceci, pour un amoureux, n’est rien moins qu’un crime de haute trahison. George n’attend pas une heure, une minute. Il court à Littlebath et fait comparaître devant lui la coupable terrifiée, mais qui s’impose de rester calme et superbe. Ces deux orgueils se heurtent violemment, des paroles décisives sont échangées. La rupture est irrévocable et complète… Six mois plus tard, miss Waddington était la femme de Harcourt, devenu, grâce à quelque revirement ministériel, solicitor general et membre du conseil de la reine.

Caroline s’était vengée. Pour remplacer l’amour perdu, elle avait conjuré l’ambition : elle, avait voulu être lady, elle l’était ; femme à la mode, elle l’était ; adulée, elle l’était ; riche, elle le sera probablement un jour, car son mari est sur le chemin d’une haute fortune politique. Tels ont été ses calculs désespérés, Harcourt en a fait d’autres. Il voulait cette jeune fille, dont la beauté l’avait tout d’abord vivement ému. Il a deviné en elle l’étoffe d’une vraie femme du monde, faite pour trôner dans un salon et y attirer l’élite de la société élégante. Enfin, mis au courant de tous les secrets de la famille, il a flairé le magnifique héritage du vieux Bertram, ce splendide half million qui trône au centre du roman comme le koh-i-noor jadis au milieu des salles de la grande exhibition, jetant presque les mêmes feux, provoquant les mêmes cupidités, exerçant la même fascination. Étrange contrat que celui de ces deux êtres ! La jeune ambitieuse a dit au jeune ambitieux : « Sachez bien que je ne vous aime pas, et que probablement je ne vous aimerai jamais. Je vous serai soumise, dévouée. Je sais ce que vous attendez de moi, et ce que vous attendez de moi, vous l’aurez certainement. N’en exigez jamais davantage. » Harcourt, lui, n’a pas été aussi explicite ; il a parlé de son amour, de ses espérances, … et n’a pas soufflé mot des cinq cent mille livres sterling. Une seule fois, mais trop tôt ou trop tard, ce fin politique a essayé d’arracher au vieux Bertram, — à ce mystérieux grand-père de Caroline, — quelques engagemens à cet égard ; mais le négociant n’a pas vécu si longtemps au milieu des « loups » de bourse sans avoir appris à deviner et à parer de semblables attaques. Ce mariage de sa petite-fille, tout en flattant son orgueil, lui déplaît au fond. Le premier lui allait mieux. Il a tenté, avec une remarquable obstination, de réconcilier les deux amoureux brouillés. Dieu sait où George l’eût mené, s’il eût voulu, à cet instant précis, user des pouvoirs que lui donnait ce caprice de son vieil oncle ; mais toujours fier, toujours maladroit, il n’a ni très bien apprécié la situation, ni surtout voulu condescendre à en tirer parti. Donc le vieux Bertram, qui a parfaitement deviné les espérances de Harcourt, se fait un jeu de les lui laisser ; il va même jusqu’à lui prêter, sur bons