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pendant la grande famine de 1846-47 dominent, et de trop haut, la question assez puérile de savoir si le second amour de lady Clara sera de taille à supporter la réaction des événemens et les souvenirs de sa première tendresse. Le livre fermé, quand on interroge sa mémoire, ce n’est ni le long martyre de sir Thomas Fitzgerald, ni les odieuses machinations des Mollett, ni le secret penchant de la belle douairière pour le brillant Owen, qui reviennent à l’esprit : c’est l’image de ce peuple tout entier livré à la fois aux tortures de la faim et aux angoisses du désespoir ; ce sont ces millions d’êtres humains surpris tout à coup dans leur misère en apparence inexpugnable par une catastrophe impossible à prévoir ; ces foules frémissantes, où la peur et la colère circulent à la fois, à peine désarmées par l’immense effort des classes riches pour leur venir en aide, maudissant la main qui les nourrit, foulant aux pieds le pain qu’on leur jette. M. Trollope, que ses fonctions administratives[1] ont appelé à vivre dans ce pays si longtemps opprimé, a su peindre une fois de plus, sinon avec des couleurs très nouvelles, du moins avec une rare et précieuse exactitude de dessin, la population au milieu de laquelle il habite. Dans le portrait qu’il a tracé de « Paddy, » nous avons retrouvé strictement, équitablement balancés, le bien et le mal qu’on peut dire de l’Irlandais, ses instincts généreux, son incurable étourderie, son indolence et son courage, sa vivacité d’esprit et ses préjugés stupides, sa verve railleuse et sa superstitieuse crédulité. L’antagonisme des deux églises nationales, l’antipathie soupçonneuse vouée par les prêtres catholiques aux ministres protestans, les méfiances de ceux-ci et leur prosélytisme sournois, sont aussi esquissés avec une impartialité remarquable, dont le fond nous semble être un éclectisme très large, sinon une indifférence toute philosophique. À la façon dont il met en présence son « father Barney » et son « parson Townsend, » tous deux braves gens au fond et charitables, et pourtant armés en guerre l’un contre l’autre sans trop savoir pourquoi, on devine un esprit très libéral, très dégagé de préoccupations de secte, et qui, ne les pouvant détruire, s’en moque du moins à cœur-joie.

De la potato-rot en revanche, de ce terrible fléau qui mit aux abois l’Irlande affamée et l’Angleterre saisie de terreur, M. Trollope ne parle pas avec la même légèreté familière ; sobre de détails, ceux qu’il donne sont empreints d’une vérité saisissante. Qu’on lise le chapitre intitulé : The last stage[2] ; il y a là une douzaine de pages qui font frémir et laissent dans l’esprit une empreinte ineffaçable.


  1. Comme employé au post-office de Dublin.
  2. Castle-Richmond, tome III, pages 69 à 81.