Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vérité ce qui l’empêcherait, lui aussi, de faire son cheval consul ou mouchir de quelque province ; mais aussi cette omnipotence déréglée du pouvoir se paie fort cher, et, attendu qu’il est vrai en Orient, comme en Occident, que les extrêmes se touchent, elle se paie au prix de la considération et de la virtualité du pouvoir lui-même. Le pouvoir a voulu des serviteurs qui ne pussent en aucun cas lui résister, il en a obtenu qui ne résistent absolument à rien. La multitude de ces fonctionnaires, étonnés eux-mêmes de leur situation, ont conscience du néant d’où ils sont sortis, et dans lequel le moindre changement de vent survenu à Constantinople peut les faire si facilement rentrer. Ils ne songent qu’à se garer contre les chances trop probables de l’avenir et à s’enrichir soit aux dépens d’administrés qu’ils ne connaissent pas, soit aux dépens de l’administration, qui les rejettera peut-être demain de son sein. Ceux d’entre eux, et le nombre en est malheureusement très grand, qui sont parvenus à leurs places par des moyens qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes ont, malgré l’orgueil musulman, conscience de leur propre indignité. Ils n’ont de ressort que pour l’intrigue, pour le reste ils sont de paille, et à mesure que l’empire va dépérissant, c’est surtout dans leurs rapports avec l’étranger ou avec les sujets chrétiens de l’empire, auxquels ils savent que l’Europe porte un très vif intérêt, qu’ils montrent leur déplorable faiblesse. Le gouvernement est ainsi paralysé à tous les degrés de la hiérarchie administrative, depuis le plus humble cawas jusqu’au sultan lui-même.

Il y a quelques semaines, il s’est passé à Constantinople même un fait trop caractéristique de la situation pour qu’il ne soit pas utile de le rapporter. Un Arménien qui avait appartenu à l’église grecque, mais qui l’avait quittée pour l’une des confessions protestantes, étant venu à mourir, ses parens résolurent de le faire ensevelir dans le cimetière où reposaient déjà plusieurs membres de la famille. Cependant, lorsqu’on voulut procéder à la cérémonie, une foule d’Arméniens du rit grec qui regardaient le défunt comme un apostat, s’assemblèrent sur les lieux pour préserver, disaient-ils, la terre sainte de leur cimetière d’une souillure. La famille était dans son droit strict ; toutefois elle aurait peut-être cédé devant cette manifestation, d’autant plus qu’il ne manque pas à Constantinople de cimetière où l’on aurait pu ensevelir le mort, très décemment, si (c’est du moins ce qu’affirment les correspondances anglaises) les missionnaires, qui considéraient l’opposition des Armemens comme une insulte, n’eussent pas conseillé aux parens de tenir bon et de requérir la police. L’autorité envoya deux cents hommes, espérant qu’un pareil déploiement de forces suffirait pour intimider les opposans ; mais ils étaient au nombre de plusieurs milliers, et ils